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depuis, Maurer en Allemagne, Maine en Angleterre, Kovalevsky en Russie, Morgan aux États-Unis d’Amérique et bien d’autres (la France n’est pas encore représentée dans cette phalange d’historiens philosophes), ont démontré que cette appropriation collective du sol, que le hobereau Haxthausen et le révolutionnaire Herzen, croyaient spéciale au Mir (commune) russe, a été commune à tous les peuples de la terre à un certain moment de leur développement.

On a dit, et avec raison, que les inondations du Nil forcèrent, les Égyptiens à inventer les premiers éléments de la géométrie, afin de pouvoir redistribuer les champs, dont le fleuve débordé avait effacé les démarcations. Mais la mise en commun des terres arables et leur redistribution annuelle ou bisannuelle eurent sur les autres peuples le même effet que les inondations du Nil. Les hommes primitifs durent, dans tous les pays, trouver par eux-mêmes les éléments de l’arpentage, sans passer par l’école des Égyptiens. Mais l’humanité est redevable à la propriété collective et au partage agraire de bien d’autres découvertes scientifiques et institutions sociales.

La géométrie rectiligne fut, comme de juste, découverte la première ; il fallut des siècles pour apprendre à décomposer la courbe en une infinité de lignes droites, et l’aire du cercle en une infinité de triangles isocèles. Les terres arables durent donc être partagées en parallélogrammes, comme le montrent les cartes topographiques de ces partages publiées en Allemagne. Mais avant de savoir mesurer les surfaces en multipliant la base par la hauteur, par conséquent avant de pouvoir comparer et égaliser les parallélogrammes, les hommes primitifs ne devaient se trouver satisfaits que lorsque les lambeaux de terre revenant à chaque famille étaient renfermés dans des lignes droites de même longueur : ils obtenaient ces lignes droites égales en reportant sur le sol le même bâton un même nombre de fois : c’est ainsi que calculent les sauvages. Les parts comprises entre ces lignes droites les satisfaisaient et ne donnaient lieu à aucune réclamation. Les lignes droites étaient donc la partie importante de l’opération, la plus difficile à cause des inégalités du terrain et autres difficultés naturelles ; une fois obtenues, les pères de famille du village étaient contents. La ligne droite faisait naître dans leur cœur et leur cerveau une émotion et une idée nouvelles, que, naturellement, ils confondirent avec le fait matériel qui les produisait, et ils désignèrent du même mot l’idée et la chose (ὀρ-θὸς, ὀρ-μὴ, passion).