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LAFARGUE. — origine de l’idée du bien et du juste

Dans l’analyse de l’idée du Bien, on a vu que les hommes apportaient à la propriété des qualités morales, héritées des animaux leurs ancêtres, mais dans la génération de l’idée du Juste, on ne constate aucun fait de ce genre.

Le sauvage, ainsi que l’animal, est mû par un sentiment puissant, le désir de s’emparer de ce qui le tente et qu’il peut saisir ; il se comporte, envers les biens naturels, de la même manière que le savant et l’écrivain envers les biens intellectuels : il prend son bien partout où il le trouve, selon le mot de Molière[1]. Les voyageurs européens qui ont été victimes de cette faculté préhenseuse (le terme existe en zoologie), ont fait de la belle indignation morale et ont flétri les sauvages de l’épithète de voleurs, comme si l’idée de vol peut entrer dans la tête d’un homme avant la constitution de la propriété. Le sauvage pense que tout ce qu’il n’incorpore pas, soit en le mangeant, soit en se l’attachant à sa personne, ne lui appartient pas ; il faut comparer ce sentiment du sauvage à celui qui fait dire à un civilisé qu’il ne possède une langue, une science, que lorsqu’il les a incorporées dans son cerveau.

Darwin rapporte dans son Voyage d’un naturaliste autour du monde, qu’un Fuégien, à qui on avait donné une pièce de calicot, la déchira en bandelettes d’égale longueur et largeur qu’il distribua à ses camarades, et ceux-ci ne furent satisfaits que lorsqu’ils eurent leurs morceaux d’étoffe.

L’homme arrivait donc à la propriété avec des qualités différentes de celles qu’elle allait développer en lui ; il devait commencer par étouffer la faculté préhenseuse qui le poussait à empoigner ce qui lui plaisait ; il dut comprimer ses passions pour apprendre à respecter la propriété d’autrui ; il appela à son secours les dieux pour

  1. « La Nature, disait Hobbes, l’implacable logicien, a donné à chacun de nous égal droit sur toutes choses… En l’état de Nature, chacun a le droit de faire et de posséder tout ce qu’il lui plaît. D’où vient le commun dire, que la Nature a donné toutes choses à tous et d’où il se recueille qu’en l’état de Nature l’utilité est la règle de Droit. » (Éléments philosophiques du bon citoyen, etc., traduit par Sorbière, Liv. I, ch.  I, 10, Amsterdam, 1649). Hobbes et les philosophes qui parlent de Droit naturel, de Philosophie naturelle, de Religion naturelle, etc., prêtent à Dame Nature leurs notions de Droit, de Philosophie, de Religion, qui ne sont rien moins que naturelles. Que dirait-on d’un mathématicien, qui attribuerait à la Nature ses notions du système métrique et philosopherait sur le Mètre et le Millimètre naturels sous prétexte qu’il trouve dans tous les corps de la Nature le mètre, ses multiples ou sous-multiples ? Le mètre, le droit, la philosophie, les dieux, sont d’origine sociale.