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mêmes la vérité absolue, c’était là le trésor qui nous restait parmi tous nos doutes. »

Puisque le scepticisme suppose la possibilité de l’erreur et que les conditions logiques de l’erreur sont, par là même, la vérité absolue, il faut déterminer quelles sont les conditions qui rendent l’erreur possible. M. Royce examine et discute le cas.

D’abord, il insiste beaucoup sur la difficulté du problème. Il montre la difficulté qu’il y a à trouver une solution satisfaisante. Nous ne pouvons résumer ici tous ses arguments. En voici un des plus jolis : « Empruntons l’idée si connue de notre grand humoriste sur les six personnes qui prennent part à une conversation entre deux hommes. Si Jean et Thomas parlent ensemble, le vrai Jean et le vrai Thomas, l’idée que chacun d’eux se fait de lui, et l’idée que chacun d’eux se fait de l’autre jouent tous un rôle dans la conversation. Considérons quatre de ces personnes, le vrai Jean et le vrai Thomas, Jean tel que Thomas le conçoit, et Thomas tel que Jean se le représente. Si Jean porte un jugement, à qui pense-t-il ? Certainement à ce qui peut être l’objet de ses pensées, c’est-à-dire à son Thomas. Au sujet de qui peut-il donc se tromper ? Au sujet de son Thomas ? Non, il le connaît trop bien. Sa conception de Thomas est sa conception et ce qu’il affirme qu’elle est, elle l’est réellement pour lui. Au sujet du Thomas réel ? Non, car il semble, le sens commun l’indique, qu’il n’a rien à faire avec le vrai Thomas dans sa pensée, puisque le Thomas réel ne peut jamais devenir une partie de sa pensée. »

On voit l’idée ; elle est reprise et développée par l’auteur d’une manière fort ingénieuse, et avec une subtilité louable. Voici comment M. Royce pense pouvoir sortir de la difficulté qu’il a montrée et comment en même temps il arrive à sa vérité religieuse.

« Pour expliquer comment on pouvait se tromper sur la pensée de son voisin, nous avons supposé le cas où Jean et Thomas seraient présents à la pensée d’une troisième intelligence qui les comprendrait tous les deux. Nous objectons à cette supposition que la supposition naturelle que Jean et Thomas étaient des êtres séparés, existant chacun pour soi, était contredite. Mais de cette supposition naturelle il résultait qu’aucun des deux sujets ne pouvait devenir objet pour l’autre, et l’erreur était ainsi impossible. Supposons que nous abandonnons à présent cette supposition naturelle et disons que Jean et Thomas sont tous deux présents actuellement dans une troisième et plus haute pensée qui les renferme tous les deux… déclarons[1] que le temps est présent à la fois, dans tous ses instants à une pensée universelle qui comprend tout,… » — supposons enfin cette pensée connaissant tout, sachant tout, la vérité absolue, et le savoir absolu, une sorte de conscience du monde (World-consciousness). Alors tous nos embarras disparaîtront d’un seul coup, et l’erreur

  1. Pour une autre raison se rapportant à une autre difficulté.