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ANALYSES.ch. secrétan. Le principe de la morale.

où il agit. Mais le déterministe est contraint de mener une double vie ; il agit comme s’il se croyait libre, tout en sachant que cette croyance est une illusion. Une théorie qui fonde le progrès moral et social sur la persistance d’une illusion semble contradictoire dans son essence, sinon dans ses termes, en tant qu’elle affirme et nie à la fois implicitement la possibilité du savoir. Elle affirme le savoir parce qu’elle est doctrine, elle le nie parce qu’elle en nie les conditions. Penser que l’existence normale des êtres moraux repose sur une erreur, c’est nier l’ordre et l’harmonie et rendre ainsi fort difficile à concevoir l’accord entre la pensée bien conduite et les choses. Le déterminisme n’est qu’une hypothèse ; il est vrai que, d’après M. Secrétan c’est une hypothèse nécessaire à la pensée scientifique et qui doit nous diriger constamment dans la science. Seulement comme la preuve du déterminisme n’est pas faite et que M. Secrétan croit à la primauté de la raison pratique, il vote librement en faveur de la liberté. D’ailleurs la certitude scientifique, qui ne repose en définitive que sur l’accord des esprits, ne peut jamais être qu’une certitude approximative. Pour que cet accord se fasse, il faut être capable de changer d’opinion et pour cela il faut se croire libre. Dans la doctrine du libre arbitre, on contrôle ses jugements par un motif de conscience et l’accord final trouve son explication dans l’unité de l’espèce. M. Secrétan admet donc la liberté, parce qu’il a besoin de la liberté : il en a besoin parce qu’il croit à l’obligation, qu’il identifie au devoir. L’évidence de ce devoir n’est pas logique, mais morale, et cette évidence lui suffit parce qu’il veut qu’elle lui suffise. Il y a là pour lui une certitude immédiate d’un ordre spécifique et supérieur : aussi ne veut-il pas qu’on fasse évanouir le devoir, ni qu’on mette en question sa sainteté : l’être moral n’en a pas le droit. Nous faisons de l’obligation, d’après M. Secrétan, une sorte d’expérience, puisqu’elle existe, elle est donc possible et il faut croire au libre arbitre : du moins sommes-nous tenus de nous diriger d’après cette croyance, ce qui ne nous oblige pas absolument à affirmer la liberté comme thèse métaphysique, mais nous interdit de la nier. Théoriquement le devoir n’est pas mieux établi que la liberté, mais en fait partout se retrouve l’idée du devoir, la distinction d’un bien et d’un mal, quoiqu’ici on appelle bien ce qu’ailleurs on appelle mal. Il ne s’agit pas là de démonstration, par conséquent, mais d’un choix à faire entre deux thèses ; ce qui permet ce choix c’est que rien n’établit que la science ne se heurte pas à des bornes infranchissables, ce qui le détermine, c’est l’importance relative que l’on attribue à la connaissance ou à la pratique. Puisque l’idée de l’obligation est essentielle à la morale, il est bien clair que l’empirisme est incapable de la constituer : elle implique un idéal qui s’impose universellement à la pensée : le bonheur ne peut être un tel idéal, car chacun prend son plaisir où il le trouve, et vous ne pouvez pas imposer à autrui votre conception du bonheur. Le principe de la sympathie est trop peu systématique. D’ailleurs comment tirer des faits un droit qui s’élève contre les faits, qui les juge et qui prétend les régir ? On ne peut s’appuyer