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dans les recommandations qu’on fait à l’agent que sur son intérêt à lui. Aussi la morale empirique a-t-elle pu donner d’excellents conseils, mais a-t-elle peu de rigueur scientifique : si même elle subsiste c’est avec le concours dissimulé de la raison a priori. C’est donc à la raison qu’il faudra tout d’abord nous adresser. La raison n’est qu’un mode, un costume de la volonté ; ce qu’elle nous apprend d’une manière immédiate et universelle, c’est seulement qu’il existe un devoir. Mais par le fait même, elle nous impose l’obligation de le chercher pour l’accomplir. Le premier principe est donc d’agir conformément à sa nature, c’est-à-dire à la raison, au devoir : « Sois ce que tu es », c’est tout le devoir. Mais l’objet du devoir reste problématique ; il faut le chercher. Il faut suivre la nature, la nature universelle, et pour cela découvrir ses lois. Kant s’est abusé et avec lui la morale indépendante ; lorsqu’il a cru pouvoir déduire la matière et l’objet de l’obligation de sa pure forme. L’idéaliste manque de sincérité dans ses déductions, il ne trouverait rien sans la connaissance expérimentale qu’il feint d’ignorer. Notre conception du devoir est solidaire de notre conception du monde. Pour déterminer son devoir dans une situation donnée, l’individu devrait connaître exactement les circonstances du temps et du lieu. L’idéal absolu se particularise suivant les conditions où il se trouve et se limite en raison de celles qu’il ne peut changer. Il reste identique à lui-même tant qu’on le porte en soi sans en faire usage, mais dès qu’il faut agir, il faut adapter son action aux circonstances et par conséquent les connaître. Pour connaître l’idéal lui-même, il faut connaître l’homme. Il résulte de là que la morale ne sera jamais universelle, sinon dans un sens fort relatif et qu’elle devra se borner à des principes très généraux. Le principe de la morale comprendra donc, d’une part, la pure idée de l’obligation ; de l’autre, la conception générale du monde à la formation de laquelle cette même idée de l’obligation ne saurait rester étrangère. La donnée de fait, l’élément fourni par l’expérience est celui-ci : je me reconnais comme élément libre d’un tout. D’où suit le précepte : je dois me conduire comme élément libre d’un tout. M. Secrétan ne prétend pas démontrer ce principe, mais seulement l’analyser, et le rapprocher des principes rivaux. L’élément empirique et l’élément a priori du principe sont étroitement unis : la partie formelle du précepte suppose déjà pour être comprise une conscience de soi-même, une culture qui ne soit possible que par une expérience étendue et prolongée ; et d’autre part l’expérience ne se produit pas en nous sans notre concours. Le principe de la morale, en résumé, est donc obtenu par l’union d’un élément formel — agir conformément à sa nature — et d’un élément matériel et en ce sens empirique, la liberté de l’agent moral et sa solidarité avec les autres agents moraux ; mais dans cet élément empirique lui-même, il y a un élément a priori, la liberté qui, comme l’obligation, est affirmée par un acte de foi.

L’élément réellement empirique, c’est la solidarité des agents