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ANALYSES.ch. secrétan. Le principe de la morale.

sister qu’à réaliser notre nature, c’est-à-dire notre volonté. » M. Secrétan s’en prend ensuite à la doctrine qui fait du perfectionnement de l’individu le seul but qu’on puisse assigner à la morale : il convient qu’il suffit pour constituer une morale de se proposer un idéal de perfection et de chercher à l’atteindre, mais il faut se souvenir que l’individu n’est pas un monde à part et que se perfectionner, c’est en réalité apprendre son rôle, se rendre capable de remplir sa fonction, Notre perfection se mesure, dit M. Secrétan et il nous semble avoir grandement raison, par la somme des services par nous rendus, et par notre capacité d’en rendre encore. La morale de l’intérêt individuel et celle du perfectionnement individuel sont incomplètes et fausses parce qu’elles semblent oublier qu’il y a d’autres hommes ; mais comment peut-on, si je suis un être indépendant, me faire un devoir de m’oublier pour d’autres êtres qui me sont étrangers, et de ne vouloir point être afin que d’autres soient ? Où s’arrêter d’ailleurs sur cette pente ? Du dévouement absolu et irréfléchi à autrui à la négation de soi il n’y a pas très loin, et alors apparaissent les mortifications, l’ascétisme, la haine de la vie. Un tel abandon de soi-même serait dangereux pour autrui, on peut le craindre avec Bentham. La vérité, c’est que nous devons nous aimer parfaitement nous-mêmes, et aimer parfaitement notre prochain, parce que notre prochain, c’est nous-mêmes ; quant à la justice, si elle n’a pas pour contenu l’amour, elle reste une forme stérile et vide : la justice c’est l’ordre de la charité. C’est du reste dans la charité même que la justice trouve ses fondements (p. 196). Nous voulons la liberté de l’être que nous aimons. Aussi des théories comme celles de Kant, de M. Renouvier sont-elles des théories artificielles. Sans doute le mot de liberté a deux sens, l’affranchissement du mal et la liberté de choisir, et c’est la liberté de perfection que l’homme charitable respecte dans celui qu’il aime. Mais cette liberté suppose l’autre : celui qui aime véritablement ne cherchera pas à contraindre au devoir ceux dont il veut le bien, car « la bonne volonté est le seul bien réel ». Aussi « la poursuite du bien positif par l’État et dans l’État ne peut-il aboutir qu’à la tyrannie ». Il faut pour que l’individu soit moyen dans la société volontaire et fondée sur l’amour, que M. Secrétan appelle l’Église, qu’il soit but dans l’état : le seul véritable rôle de l’État est de garantir le droit, de permettre à la volonté de chacun de s’exercer en toute liberté.

M. Secrétan a maintenant déterminé le principe de la morale, mais bien des problèmes subsistent : il essaie dans la troisième partie, intitulée Inférences d’indiquer la solution de quelques-uns. Et d’abord, il est un problème qui domine tous les autres, le problème du mal. Il faut séparer le problème du mal physique de celui du mal moral, parce qu’une certaine quantité de mal physique, de douleur, est nécessaire au déploiement du bien moral, dont l’importance est supérieure et d’un autre ordre. Mais le bien moral même est difficile à pratiquer et il l’est rarement. Pourquoi ? c’est ce qu’il faut rechercher. « La loi morale n’est