Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/308

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
304
revue philosophique

pas tombée du ciel comme un météore » : elle existe en puissance dans l’homme en puissance. Au point de vue phénoménal, c’est l’humanité qui l’a produite, qui se l’est donnée, ou plutôt qui en a pris conscience. Les penchants, les habitudes, les passions ont dû se former, se consolider, s’incorporer à nous par l’hérédité, avant que l’idée du devoir se fût dégagée, avant surtout que les hommes fussent capables de comprendre son contenu. Le mal moral résulterait ainsi de la nécessité d’agir avant de comprendre : il est la conséquence naturelle, fatale de l’imbécillité des débuts ; naturellement, fatalement la solidarité l’enracine, mais alors comment le Dieu qui nous est révélé par la conscience de l’obligation a-t-il pu nous créer, si telles sont les conditions de toute création ? Le monde est un tout, répond M. Secrétan, il n’est pas achevé, nous ne saurions le juger. Mais en fait le mal est très général ; si la loi subsiste en droit, il est constant qu’elle est mal observée, ce qui nous oblige pratiquement à la modifier. « Dans l’immense majorité des cas de quelque importance la conduite qui découlerait logiquement du principe et serait naturellement suggérée par la considération du bien général, n’avancerait nullement ce bien, mais produirait plutôt l’effet contraire. » Bien souvent le plus sûr moyen de défendre le bien de tous, c’est de défendre énergiquement les conditions de notre propre existence. Aussi la formule du devoir « Procure le bien de tous » va-t-elle se restreignant et s’abaissant, jusqu’à pouvoir s’exprimer ainsi : « Fais à ton prochain le moins de mal qu’il est possible. » Il est impossible d’user de son droit dans l’état actuel de la société sans porter plus ou moins atteinte au droit d’autrui. C’est un devoir de se donner, c’est un devoir de se conserver. « Il y a donc des conflits de devoirs et ces conflits doivent être jugés par la raison et non tranchés par le hasard ou le caprice… ; c’est la conscience qui demande à être éclairée, et c’est blesser la conscience, c’est la trahir que d’éluder l’examen des conflits en renvoyant chacun à sa conscience. Toute règle de morale applicable est une règle de casuistique, et celui qui ne veut point de casuistique ne veut point de morale applicable ; il veut des mots et rien que des mots » (p. 241-247). Nous ne pouvions laisser passer sans les citer ces quelques lignes, si pleines de bon sens élevé, qui résument ce qu’il y a de meilleur dans les doctrines de la morale empirique : M. Secrétan prouve qu’il a une vue nette des choses pratiques et qu’il a étudié la morale ailleurs que dans les livres, je veux dire, dans la vie même : il a compris que la morale kantienne, à cause de sa raideur, de son abstraction, était destinée à rester un objet d’admiration spéculative pour les philosophes, sans jamais pouvoir fournir à la vie de tous les jours des règles pratiques. La vie morale tout entière n’est qu’un ensemble de cas particuliers dont chacun demande une solution spéciale : chaque détermination à prendre est un problème à résoudre et les axiomes ne servent que bien peu à la solution des problèmes. Il est difficile sans doute de faire son devoir, quand on l’a découvert, mais il est difficile surtout de le découvrir, et bien souvent, au grand dommage de tous, nous péchons par ignorance. Tout