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tion : il y a d’ailleurs des causes inconnues. Cette explication néanmoins ne nous suffit pas : il faut trouver une conception du monde où l’évidence morale et l’évidence physique puissent s’accorder. « Le secret de la prière est le secret du monde. La foi au bien moral nous impose de croire en Dieu (p. 359-362). Croire en Dieu, c’est « reconnaître dans la source de la vérité morale, la force première et suprême du monde physique ; c’est attribuer une causalité physique à la volonté morale ». Le seul surnaturel est ainsi l’ordre même de la nature ; ce qui existe en Dieu doit exister dans l’homme, volonté libre comme lui. La volonté de l’homme doit, elle aussi, être considérée comme une force de l’univers, si l’on veut que le monde soit intelligible et qu’il reste soumis à la loi morale ; il devient clair alors que le lien mystérieux qui soumet la fibre musculaire à ma pensée personnelle ne saurait être une loi unique dans son genre, mais qu’il est l’indice d’un rapport universel, l’espèce la plus connue d’une famille de lois d’une application peut-être moins fréquente et surtout moins facile à constater ». Par la prière l’âme des hommes et surtout l’âme des saints s’unit donc intimement à la source de toute force, à la dernière raison du mécanisme lui-même. Il est par conséquent très raisonnable de penser que l’âme ainsi unie à Dieu se trouve par là même placée dans un tout autre rapport avec la nature et peut exercer sur elle une autre action que l’âme étrangère à cette union.

Telle est dans son ensemble la théorie morale qu’a formulée M. Secrétan : elle était déjà en germe dans la Philosophie de la liberté, elle n’a trouvé son expression claire et complète que dans ce dernier volume. Mais bien que la doctrine soit restée la même dans ses traits essentiels, elle a subi cependant des changements profonds, intimes, qui en altèrent moins l’apparence extérieure que l’esprit. À mesure que M. Secrétan creusait plus avant ces insondables problèmes de la métaphysique des mœurs et de la théodicée, il croyait moins qu’il fût en notre pouvoir d’apporter à ces questions qui nous dépassent des solutions qui puissent satisfaire autre chose que nos désirs, que cet éternel besoin d’infini et cette éternelle soif de bonheur qui nous tourmentent. Il a conservé le goût passionné de la métaphysique, mais il ne s’embarrasse pas dans les formules : il tient au sentiment, à la croyance qu’elles enferment et se soucie peu des mots. S’il affirme avec tant d’énergie la liberté de l’homme et la providence de Dieu, c’est moins parce qu’elles lui semblent démontrées que parce qu’il a un impérieux besoin d’y croire. La pratique, la vie de tous les jours, cette vie qui pour lui se résume en ces deux mots, le travail et la prière, voilà maintenant sa grande préoccupation, toutes les autres s’effacent devant celle-là. Aussi tient-il à convaincre, à s’emparer des esprits : peu lui importe en somme que sa doctrine ne soit pas très cohérente, qu’elle repose même en apparence, malgré toute son ingénieuse dialectique, sur une contradiction formelle ; peu lui importe qu’on substitue aux siennes d’autres formules, pourvu qu’on aime Dieu de toutes ses forces et qu’on fasse effort pour s’unir à lui, pourvu surtout que l’on agisse comme si l’on était libre et qu’on se