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ANALYSES.ch. secrétan. Le principe de la morale.

serve de cette liberté illusoire ou réelle pour se dévouer aux autres hommes qui sont, avec nous, les membres d’un même corps. Aussi ne s’attarde-t-il guère, à dire vrai, à critiquer les théories rivales de la sienne : il ne s’attache pas à les réfuter en détail ; il n’entre pas dans leur esprit, il indique seulement en quoi elles diffèrent de la sienne et pourquoi, par conséquent, il ne ne peut les accepter, et il passe : quelquefois une critique très forte et qui porte loin est jetée en passant, mais il n’y insiste pas. Même sa propre théorie, il l’affirme beaucoup plus qu’il ne la démontre. Et cependant la conviction vient à celui qui lit ce livre : M. Secrétan a dit que ce n’était pas par l’enseignement, mais par une sorte de contagion, mystérieuse encore, que la religion se transmettait d’un homme à l’autre : c’est ce que l’on pourrait presque dire de sa doctrine. L’accent est si sincère, si humainement ému que l’on se sent gagné à une cause qui est défendue avec tant de foi par ceux qui croient en elle. La réflexion vient cependant et l’on se demande ce qui doit rester de ce livre. Il est si complexe, c’est un composé d’éléments si divers qu’il est impossible de porter sur lui un jugement d’ensemble. M. Secrétan semble avoir vécu en très intime société d’esprit avec les philosophes de l’école expérimentale, ou tout au moins la vie et l’habitude d’observer l’ont amené sur bien des points aux mêmes conclusions qu’eux-mêmes ; par sa métaphysique, c’est un disciple de Schelling ; il a emprunté à Kant sa notion de l’obligation de l’impératif moral et enfin un souffle chrétien circule à travers tout son livre. Ce qui nous semble d’une très haute valeur, ce sont les doctrines religieuses de M. Secrétan ; peu d’hommes ont pénétré plus avant dans le christianisme et l’ont mieux senti ; ce sont aussi ses vigoureuses analyses psychologiques, subtiles parfois et en apparence obscures, mais nourries de faits, d’observations, qu’on sent vivre à travers sa dialectique ; c’est surtout peut-être sa nette intelligence de la pratique. Il a esquissé en plus d’une page de son livre le plan d’un traité de morale expérimentale, théorique et appliquée : on supposerait admis que l’on s’adresse à un homme qui a déjà la volonté de faire le bien et on lui indiquerait les moyens d’attendre son but : ce serait une large étude des diverses fins que l’on peut se proposer, de leur importance relative, des conditions de l’action et des moyens de faire passer dans les faits cet idéal multiple que nous concevons, une étude qui s’appuierait sur une connaissance approfondie de la psychologie générale et des divers types humains et sur une exacte analyse des divers milieux sociaux où les hommes sont appelés à vivre. Autant de sociétés, autant de morales différentes et souvent opposées en apparence, bien que les principes directeurs restent les mêmes. Cette étude M. Secrétan pouvait la faire, nous voudrions espérer qu’il la fera un jour. La métaphysique de M. Secrétan est un ensemble de formules heureuses et belles, qui traduisent dans la langue spéculative ses sentiments religieux avec une grande clarté, mais sans préciser trop. Rien dans cette métaphysique de la volonté n’est en désaccord avec l’expérience : si elle ne s’impose pas à l’esprit, rien du moins n’empêche de l’accepter.