Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
310
revue philosophique

Il nous semble que l’édifice qu’élevait M. Secrétan eût été plus solide, s’il n’avait cherché à lui donner pour base cette notion presque miraculeuse de l’obligation, qui s’évanouit devant ceux qui veulent la presser trop. Le contenu pratique de sa morale est le même que celui de la morale empirique ; ce qui l’anime ce n’est pas la soumission au devoir abstrait, mais la foi au Dieu vivant et infini. Il n’accepte pas comme Kant que la morale puisse être purement formelle : il n’admet même pas que l’intention ait une souveraine valeur morale : il pense, et fort justement, nous semble-t-il, que le tout n’est pas de vouloir faire de bonnes actions, mais de vouloir des actions qui soient bonnes. C’est d’après son idéal qu’il faudra juger une morale, d’après son idéal et les efforts qu’il faut pour l’atteindre et non d’après ses bonnes intentions toutes nues qu’il faudra juger un homme. M. Secrétan ici a dépassé le Kantisme, il nous semble voisin de la grande idée de Spinoza : tout homme conçoit une nature humaine supérieure et cherche à s’en rapprocher. Que le libre arbitre, s’il est intelligible, soit impliqué dans le fait que nous marchons vers l’idéal que nous avons conçu, cela est possible, mais c’est une opinion métaphysique qui n’est pas du domaine de la morale et qui ne saurait nous servir ou nous entraver dans la pratique. Le postulat, ce n’est pas que l’homme est astreint à une loi et qu’il est libre de s’y conformer, c’est qu’il y a des choses préférables à d’autres, que nous avons une certaine aspiration vers le mieux, un certain idéal vague, indéterminé, et qu’il appartient à la science de le préciser de telle sorte qu’il nous soit possible de régler sur lui notre conduite. La morale est un art ; nous n’en créons ni le but — nous concevons notre idéal et non un autre, — ni les procédés ; mais il appartient à l’expérience de nous faire concevoir ce but avec plus de clarté et surtout plus de précision ; il lui appartient surtout de nous apprendre quels sont les moyens appropriés aux fins que nous voulons atteindre. Aussi la morale est-elle une science en même temps qu’un art, elle ne peut pas plus consister en exhortations à se bien conduire que le manuel de l’ingénieur en exhortations à bien construire les ponts et les routes. Tout dans cette morale sera donc emprunté à l’expérience, même le but, puisque lui aussi nous est donné, et le grand principe de la morale consisterait alors à savoir. Cela est certain, à la condition pourtant que nous désirions que cet idéal par nous conçu soit réalisé : si nous jugeons que les sentiments qui nous poussent vers notre idéal sont bons, nous pourrons les fortifier en nous, mais s’ils sont si faibles qu’il ne puissent nous déterminer à agir, si même ils n’existent pas en nous, il nous semble qu’il n’y a pas de système de morale qui soit capable de nous transformer. Des règles, des conseils peuvent diriger une force, mais ils ne a créent point. Il faut distinguer entre les motifs d’un acte et les sentiments qui nous déterminent à l’accomplir : le motif qui domine tous les autres en morale et qui sert à les juger, M. Secrétan l’a bien compris, c’est l’intérêt, entendu au sens le plus large et le plus élevé, le bien, si l’on veut, de tous les hommes : mais pourquoi nous conformerions-nous à l’intérêt général ? Il nous semble que les idées agissent sur nous en