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ANALYSES.lévy-bruhl. L’idée de la responsabilité.

d’incertitude et nous oblige à choisir la liberté contre la nécessité ? Soit ; mais qu’on ne parle plus alors de l’indétermination de l’absolu, ni, en un mot, de l’absolu lui-même ; et qu’au lieu d’une liberté inconnaissable, on consente à reconnaître dans la conscience humaine une liberté agissante, capable de s’insinuer au milieu des phénomènes, de les diriger et de leur appliquer les formes de la moralité.

D’ailleurs, n’est-ce pas la conclusion même de M. Lévy ? et s’il faut toujours en arriver là, en tranchant la difficulté par le recours aux mystères, ce qui n’est pas, je suppose, la résoudre, pourquoi n’y point consentir dès l’abord ? M. Lévy met une grande finesse à nous l’expliquer : s’il consent à relever dans la conscience personnelle la croyance à l’efficacité pratique du devoir, à la liberté morale, à la responsabilité, au mérite, à la récompense et à la vie future, toutes ces notions constituent sans doute une moralité, mais une moralité symbolique (ch.  VI, § I). La moralité absolue supposerait l’absolue liberté ; sur la foi de l’impératif catégorique, nous vivons d’une liberté et d’une responsabilité, symboliques sans doute, mais seules accessibles à l’intelligence de l’homme, seules capables de déterminer ses efforts et de diriger sa vie morale. Mais à ce prix, le symbole ne vaut-il pas mieux que la réalité même ? et, s’il suffit à la personne vivant avec elle-même, pourquoi se refuse-t-on à donner aussi à la société une justice symbolique qui la délivrerait du règne de la violence, et qui rendrait un sens à la vie sociale comme à la vie individuelle ? La conscience personnelle est-elle donc à ce point à l’abri de l’injustice sociale, et ses souffrances les plus intimes n’ont-elles pas le plus souvent leur cause au dehors ? Si donc un symbole suffit à relever la notion de la moralité, nous demandons qu’il suffise aussi à relever la notion du droit et de la justice.

Mais en définitive, pourquoi ce symbolisme ? Si M. Lévy a voulu montrer que la moralité absolue seule est absolument vraie, nous ne pouvons nous empêcher d’en conclure que la moralité dont nous vivons est en quelque façon mensongère, et qu’il faut abandonner pour le néant de l’absolu, qui à nos yeux n’était qu’un leurre, la réelle et humaine moralité, qui aux siens n’est qu’un symbole, autant dire une illusion.

A. Hannequin.