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BERNARD PEREZ. — la conscience et l’inconscience

beaucoup. Toujours marcher et jamais jouer ! » Au bas du coteau, nous traversons une passerelle, à côté d’une petite cascade. L’enfant fixait ses yeux ardents sur la chute d’eau brillante, écumeuse et sonore. J’avais tout lieu de croire qu’elle absorbait son attention. Mais voilà qu’il s’écrie : « Quand je pense que je pourrais chevaucher sur ce petit pont-là ! Ce serait vite fait, et sans aucun danger, si tu le voulais bien ! » Quand nous eûmes franchi la passerelle, le premier soin de l’enfant fut de faire force pirouettes et gambades sur l’herbe fraîche coupée. Puis, se retournant brusquement : « C’est égal, dit-il, la cascade fait un petit bruit étrange, qu’en dis-tu ? Est-ce que chacune de toutes ces gouttes blanches fait un petit bruit, comme les voix des enfants qui chantent à l’école ? Et notre oreille, qui est si petite, entend tout cela à la fois ! C’est bien drôle ! » Il est donc possible, mais pas toujours facile d’obtenir quelques renseignements à peu près exacts sur un certain nombre d’états conscients ou subconscients de l’enfant, à condition de se montrer aussi patient et attentif qu’il est inconstant et superficiel, aussi délié dans les tentatives de suggestion qu’il est souvent fin et subtil dans ses intuitions rapides.

Nous pouvons aussi, pour compléter ces vagues révélations de la conscience enfantine, sonder les profonds replis de notre mémoire personnelle. Il suffit de secouer les souvenirs confus de nos toutes premières années, pour en voir jaillir, à la lumière de notre conscience d’adultes, une foule d’impressions et de sentiments éprouves un jour, et qui n’ont peut-être jamais eu occasion de renaître. Cette sorte d’autopsychologie rétrospective devrait, ce me semble, tenter les esprits favorisés d’une mémoire fidèle. Ils renferment au dedans d’eux-mêmes, sans qu’ils s’en doutent, un nombre incalculable de documents enfantins qui seraient pour nous très précieux. J’en mets a preuve sous les yeux du lecteur. Comme tout est vrai, senti, vécu, dans cette page où Proudhon évoque les heureux souvenirs de son enfance rustique.

« Le paysan est le moins romantique, le moins idéaliste des hommes. Plongé dans la réalité, il est l’opposé du dilettante, et ne donnera jamais trente sous du plus magnifique tableau de paysage. Il aime la nature comme l’enfant aime sa nourrice, moins occupé de ses charmes, dont le sentiment ne lui est pas étranger cependant, que de sa fécondité. Le paysan aime la nature pour ses puissantes mamelles, pour la vie dont elle regorge… Quel plaisir autrefois de me rouler dans les hautes herbes, que j’aurais voulu brouter comme mes vaches ; de courir pieds nus sur les sentiers unis, le long des haies ; d’enfoncer mes jambes, en rechaussant les verts turquies,