Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/380

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
376
revue philosophique

dans la terre profonde et fraîche ! Plus d’une fois, par les chaudes matinées de juin, il m’est arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée ! À peine si je distinguais alors moi de non-moi. Moi, c’était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard, et qui m’était bon à quelque chose ; non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister à moi. L’idée de ma personnalité se confondait dans ma tête avec celle de mon bien-être, et je n’avais garde d’aller chercher là-dessous la substance inétendue et immatérielle. Tout le jour, je me remplissais de mûres, de raiponces, de salsifis des prés, de pois verts, de graines de pavots, d’épis de maïs grillés, de baies de toutes sortes, prunelles, bessons, alises, merises, églantines, lambrusques, fruits sauvages ; je me gorgeais d’une masse de crudités à faire crever un petit bourgeois élevé gentiment, et qui ne produisaient d’autre effet sur mon estomac que de me donner le soir un formidable appétit. L’alme nature ne fait mal à ceux qui lui appartiennent… Que d’ondées j’ai essuyées ! que de fois, trempé jusqu’aux os, j’ai séché mes habits sur mon corps à la bise ou au soleil ! Que de bains pris à toute heure, l’été dans la rivière, l’hiver dans les sources ! Je grimpais sur les arbres ; je me fourrais dans les cavernes ; j’attrapais les grenouilles à la course, les écrevisses dans leurs trous, au risque de rencontrer une affreuse salamandre ; puis je faisais sans désemparer griller ma chasse sur les charbons.. Il y a, de l’homme à la bête, à tout ce qui existe, des sympathies et des haines secrètes dont la civilisation ôte le sentiment. J’aimais mes vaches, mais d’une affection inégale, j’avais des préférences pour une poule, pour un arbre, pour un rocher. On. m’avait dit que le lézard est l’ami de l’homme, et je le croyais sincèrement. Mais j’ai fait toujours rude guerre aux serpents, aux crapauds et aux chenilles[1]. »

La plupart de nos sentiments se rapportent au bien de l’individu et à celui de l’espèce. Il n’est pas toujours facile de faire chez l’enfant le départ de ces deux égoïsmes. Le mobile personnel domine manifestement dans ses affections sociales. IL aime sa mère, il aime tout en elle : le son de sa voix, son doux sourire, ses attitudes, ses gestes, tout cela le ravit d’aise ; mais en elle il aime surtout la pourvoyeuse des appétits, la dispensatrice des grâces et des caresses. Le premier de ses sentiments sociaux est donc aussi personnel que possible. Aussi quelle amertume jaillit sur les lèvres des enfants méconnus ou maltraités, lorsque, après bien des années, repassent devant leurs yeux les images d’un père cruel ou d’une mère aca-

  1. De la justice dans l’État et dans l’Église, t.  II, p. 90-93.