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absentes. Elle tremble de les voir rentrer. Elle pense à sa chute, au chien. Son cœur bat dans sa poitrine ; elle s’assied, elle bondit en avant, elle fait quelques pas, elle écoute, elle a l’air de réfléchir. Qu’éprouve-t-elle, en définitive ? Remords d’avoir désobéi, peur d’être grondée, d’être moquée, pitié pour le chien blessé ou perdu ? Tout cela peut-être à la fois, ou tour à tour. En tout cas, elle ne saurait le dire. Si nous essayions de porter la conscience et l’analyse dans cet état de sensibilité si complexe, nous risquerions de le modifier étrangement. Un autre jour, la même petite fille supplia son frère aîné de grimper sur un arbre pour dénicher des oiseaux ; le petit garçon, à peine à cheval sur la première branche, dégringola, et se fit quelques contusions au visage. Très généreux, il fit promettre à sa sœur de taire l’aventure, surtout parce qu’elle aurait été grondée pour l’avoir poussé à désobéir. Un quart d’heure après, la mère rentra et découvrit l’enfant, pâle et tremblante, sous la tonnelle du jardin : elle voulut à toute force savoir ce qu’elle avait. L’enfant, d’un air honteux, la voix entrecoupée de sanglots, dit qu’elle avait juré à son frère de garder le secret. La situation morale de cette enfant impliquait un mélange de sentiments plus ou moins conscients pitié pour le pauvre blessé, désir combattu de tout avouer pour lui faire donner des soins, désir de garder une promesse solennellement faite, crainte d’être grondée, de voir gronder son frère, de mériter l’indignation de ce dernier par son parjure : en un mot, les suggestions de l’égoïsme et celles de la générosité en conflit dans l’esprit du jeune enfant, qui sait, lui aussi, dissimuler par intérêt ou par vertu. Dans le mal qu’il accomplit, le sentiment dominateur, au début de l’action, c’est le désir d’une jouissance égoïste ; l’action faite, c’est la crainte de s’attirer de la peine ou d’en faire à quelqu’un. Tout cela, d’ailleurs, peu ou point conscient. Dès que l’enfant réfléchit sur ses sentiments, c’est qu’il ne les éprouve plus guère ; se juger, c’est n’être plus tout à fait le même. L’inconscience ordinaire des passions enfantines en fait la fragilité et l’ingénuité.

Ainsi de tous les sentiments supérieurs, et en particulier des sentiments esthétiques. L’homme instruit et exercé peut seul démonter par l’abstraction tous ces composés mentaux que résume le mot de beauté : sensations primaires, idées, émotions dérivées, idéal formé des conceptions les plus raffinées et des conceptions les plus grossières de la nature animale. Quelle pauvre analyse et quelle pitoyable synthèse un enfant de quatre, cinq ou six ans ferait de ces divers éléments infus dans l’idée ou le sentiment du beau ! Et pourtant, il n’est pas un de ces éléments qui, par l’effet de l’hérédité, et, à un