Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
407
TANNERY. — le concept scientifique du continu

Il est clair d’ailleurs que cette succession n’est pas réglée par l’ordre de grandeur (puisqu’on ne peut déterminer par exemple le nombre rationnel qui suit immédiatement tel nombre rationnel donné) ; elle dépendra d’une règle présidant à l’ordonnance du système. Ainsi, si l’on veut, le système des nombres rationnels compris entre et 0 et 1, commencera comme suit :

etc.

en adoptant la règle que la somme du numérateur et du dénominateur prend successivement toutes les valeurs entières, et que les fractions pour lesquelles cette somme est la même, sont rangées par ordre de grandeur.

Il est clair que la loi de succession est d’ailleurs arbitraire ; il suffit qu’elle ne donne lieu à aucune ambiguïté ; si le système était composé d’éléments en nombre fini, le choix de l’ordre de succession n’aurait évidemment aucune influence sur le résultat du dénombrement total ; mais une question se pose pour les systèmes infinis, à savoir si deux ensembles comprenant l’un et l’autre les mêmes objets, mais rangés différemment, peuvent être, à tous les points de vue, considérés comme identiques.

Or, il est facile de voir que la réponse doit être tantôt affirmative, tantôt négative.

Supposons, par exemple, que dans la série ci-dessus j’intervertisse chaque terme de rang pair avec le terme de rang impair qui le précède immédiatement ; aucun motif ne peut me porter à regarder la nouvelle série comme différente de la précédente, en dehors du changement apporté à l’ordonnance.

Supposons au contraire que je convienne de prendre d’abord tous les termes de rang impair dans leur ordre, et de rejeter à leur suite tous les termes de rang pair dans leur ordre. L’ensemble des termes de rang impair étant lui-même infini, je ne les épuiserai jamais et n’arriverai par suite jamais aux termes de rang pair ; la convention supposée est donc purement idéale ; objectivement parlant, il est clair que je constituerai un système de même puissance, mais différent, comprenant seulement les termes de rang impair de la série ; ce n’est que par une fiction en dehors de toute réalité, mais cependant légitime, aux yeux du moins de M. Georg Cantor, que nous pouvons rattacher également au système les termes de rang pair.

Dans les cas semblables, on dira que le système étant resté le même sous une succession différente, son nombre aura changé. Ce nombre est infini, mais pour une succession donnée, il se présente,