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Les erreurs de Marsile ne sont pas seulement celles de son temps. Les siècles suivants les ont partagées et le nôtre est loin de les avoir entièrement répudiées. Les constituants de 1789, en même temps qu’ils proclamaient la souveraineté nationale et la liberté de conscience, imposaient une constitution civile à l’Église catholique, et plus d’une tentative de ce genre s’est produite jusqu’à nos jours. Nous n’avons pas non plus entièrement renoncé à faire peser la main de l’État sur les opinions religieuses, sous prétexte de défendre les intérêts propres de l’ordre politique. Nos publicistes contemporains, quand ils traitent ces délicates questions, sont donc, sur tous les points, les continuateurs du penseur padouan, et il faut admirer le singulier accord d’une théorie politique née en plein moyen âge avec des conceptions dont l’esprit moderne est porté à revendiquer tout l’honneur. Cette théorie ne doit rien à la philosophie antique. Elle a son origine dans le milieu même qui l’a vue naître : d’abord dans ce milieu chrétien, dont l’un des traits distinctifs est la séparation clairement conçue, sinon pleinement réalisée, du royaume de Dieu et des royaumes de ce monde ; puis dans ces luttes de la papauté et des grands États du moyen âge, l’empire allemand et royaume de France, où s’affirme d’une façon de plus en plus distincte l’indépendance du pouvoir civil. Elle doit beaucoup aussi à la décadence du pouvoir pontifical, depuis l’exil d’Avignon. Enfin elle porte l’empreinte de cet esprit de liberté, que la forme républicaine a suscité et fait régner, du xiie au xve siècle, dans les cités italiennes. Il serait injuste toutefois de ne voir que les influences du milieu dans la doctrine politique de Marsile. Dante, qui l’a précédé à peine de quelques années et dont la pensée s’est développée sous les même influences, reste, avec toute la supériorité de son génie, un homme du moyen âge ; Marsile est déjà un homme des temps modernes.

Une autre étude de M. Franck nous offre, dans notre siècle même, un exemple également remarquable de la double action du milieu et des qualités personnelles dans la formation d’une doctrine philosophique. Le nom de François Thurot, bien oublié aujourd’hui, méritait d’être remis en honneur. Il tint une place considérable dans notre enseignement philosophique pendant le premier tiers du xixe siècle, puisqu’il occupa simultanément une des trois chaires de philosophie de la Sorbonne et la chaire unique de philosophie du Collège de France[1]. Son œuvre imprimée se réduit, avec quelques traductions, à un volume de mélanges et à deux volumes d’exposition dogmatique, sous le titre modeste d’Introduction à l’étude de la philosophie ; mais, dans tous

  1. M. Franck reproche à M. Bouillet dans sa notice du Dictionnaire des sciences philosophiques sur François Thurot, de lui avoir donné le titre de professeur adjoint à la Faculté des lettres de Paris, tandis qu’il n’y avait été que le suppléant de La Romiguière. Thurot n’eut d’abord, en effet, que le titre de suppléant ; mais il reçut bientôt celui de professeur adjoint et il le garda de 1812 à 1824 (voir le livret de la Faculté des lettres de Paris par M. le doyen Himly, dans la Revue internationale de l’enseignement du 1er mars 1883).