Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/468

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
464
revue philosophique

paysage autre chose que le plaisir de l’œil, plaisir qui, notons-le en passant, ne va pas ainsi sans quelques tendances à des mouvements particuliers, — il y a un plaisir intellectuel amené par un commencement de reproduction des impressions agréables éprouvées autrefois ou qu’on pourrait éprouver en le parcourant, fraîcheur de l’air, — impressions de température, de saison, impressions visuelles, impressions auditives, etc. Réveil confus et à peine perceptible, il est vrai, mais réveil réel ; sans l’imagination, le paysage ne causerait pas plus de plaisir qu’un assemblage quelconque de taches de diverses couleurs, plus ou moins harmonieusement groupées. Mais ces souvenirs, ces images à l’état naissant s’accompagnent aussi d’un ensemble de tendances qui se trouvent elles aussi à l’état naissant, et sont par suite à peu près imperceptibles, à faire les mouvements qui tendent à nous faire jouir encore de ces sensations, ou qui sont associées avec elles. Nous pouvons encore ici, par une expérience décisive, mettre en évidence ces tendances cachées. Supposons que la contrée admirée soit à notre portée, que nous puissions y aller facilement, que nous ne soyons pas fatigué, etc., en un mot, que tous les faits qui pourraient mettre obstacle aux tendances aux mouvements si elles existent, soient écartés, et nous verrons ces tendances se réaliser, l’admiration fera place au désir, le désir à l’acte. C’est donc que l’admiration est une tendance vers le désir et par suite vers l’acte, même dans les cas où l’émotion semblait plus contemplative.

L’émotion esthétique pure, elle aussi, peut être ramenée à la loi indiquée et nous devons indiquer ici comment elle est produite par des tendances arrêtées. L’émotion esthétique — dont l’émotion morale pure n’est qu’un cas particulier — consiste dans l’impression particulière que nous éprouvons alors que s’établissent dans l’esprit la représentation et la compréhension d’une œuvre ou d’un ensemble de phénomènes objectifs quelconques remarquablement systématisés, comme j’ai essayé de le montrer dans un précédent article. Cette émotion est due à l’excitation faible d’un grand nombre[1] de tendances, l’excitation est trop faible pour aboutir jamais à l’acte, elle est même trop faible pour être reconnue par le sens intime comme une tendance à l’acte, mais elle est cependant un réveil de ces sensations et de ces idées qui, dans d’autres circonstances, tendent visiblement à faire commettre des actes, et c’est justement le fait que la tendance ne peut, en ce cas, arriver à produire l’acte qui est une des conditions de l’émotion esthétique.

Pour reprendre l’exemple employé ci-dessus, si l’on pense, en

  1. Voir le numéro de mai 1885.