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PAULHAN. — les phénomènes affectifs

sible, sont en rapport avec la persistance et la force de l’impulsion, avec la peine qu’elle a à s’échapper systématiquement par d’autres voies. On pourrait ainsi tirer quelques corollaires et les faire entrer dans la formule, mais je crois qu’elle renferme, telle que je l’ai donnée, tout l’essentiel de ce que je veux indiquer.

Nous pouvons maintenant, autant pour vérifier cette loi que pour expliquer certains phénomènes, tâcher de l’appliquer à certains groupes de faits connus et de montrer comment elle peut en rendre compte. La diminution et la cessation du sentiment, par exemple, à mesure que l’impulsion diminue ou cesse et que les obstacles sont entièrement surmontés, s’explique facilement. Un passage du roman du comte Tolstoï, Guerre et Paix, explique très bien cette évolution qui n’est peut-être pas toujours bien nettement perçue. « Il me semble que tu ne peux m’aimer, dit Marie à Nicolas Rostow son mari, tant je suis laide surtout en ce moment. » — « Tais-toi, tu ne sais ce que tu dis il n’y a pas de laides amours c’est Malvina et compagnie qu’on peut aimer parce qu’elles sont jolies… Est-ce qu’on aime sa femme ? Je ne t’aime pas… Et cependant comment te dire ?… Qu’un chat noir passe entre nous ou que je me trouve seul sans toi, je me sens perdu, je ne suis plus bon à rien… Est-ce que j’aime mon doigt ?… Allons donc je ne l’aime pas, mais qu’on essaye de me le couper. » En général, on ne dirait pas que l’on n’aime plus alors qu’on en est arrivé à ce point. Cependant il est sûr que l’amour, s’il existe encore, est bien différent de ce qu’il était à l’origine. Si nous prenons d’autres exemples, nous voyons encore que l’état affectif disparaît aussitôt que l’impulsion n’existe plus ou bien qu’elle aboutit à l’acte sans que rien l’arrête. Quand la tendance à manger n’existe plus, la faim s’apaise. De même nous voyons que quand la cause extérieure ou organique des impulsions manque, le sentiment ne se produit pas. Les eunuques n’ont pas les mêmes passions que les hommes, — un homme qui reste enfermé, ne bouge pas et ne fait aucun travail, ressentira moins l’impression de la faim et de la soif, toutes choses égales d’ailleurs, que celui qui lit, travaille ou se livre à un exercice physique ne la ressentira au moment où la cessation des autres préoccupations lui permettra de se produire. Nous nous expliquerons de même facilement que les projets que l’on forme, s’accompagnent généralement d’émotions très perceptibles, et quelquefois d’émotions plus vives que celles que cause leur réalisation. C’est que, dans le projet, l’impulsion est tout à fait arrêtée sans être anéantie. Remarquons encore que le moment où l’émotion est la plus forte est généralement celui où le projet va être réalisé, parce qu’alors l’impulsion acquiert un maximum de force, tandis que