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Un jour, par distraction, j’avais laissé tout grand ouvert le battant d’une armoire à glace et je m’étais assis à quelque distance dans un fauteuil, où je lisais tranquillement. Je viens à tourner la tête et je m’aperçois dans la glace. Je suis d’abord un peu étonné de cette apparition imprévue de ma personne ; puis je me l’explique sans difficulté ; mais je me souviens que je suis psychologue et je m’amuse à supposer que je vois mon portrait encadré ; je constate alors que rien ne contredit ma supposition. Je regarde pourtant avec les deux yeux, mais 1o je suis absolument immobile, 2o la glace est dans une position où je n’ai pas l’habitude de la voir ; je ne l’ai pas reconnue du premier coup, car les visa qui entourent le bois du battant ne l’entourent pas d’ordinaire, et les objets reflétés dans l’intérieur de la glace n’y figurent pas habituellement : l’idée qu’il y a là une glace, que dans l’intérieur du cadre il n’y a que des reflets, cette idée est nouvelle ; je viens de la trouver ; par suite, elle ne s’impose pas ; je lui oppose volontairement, et avec succès, l’idée que le bois du battant est le cadre d’un tableau plan.

Les psychologues appellent états faibles les images mentales qui constituent les imaginations et les suppositions de l’esprit ; les sensations, qui représentent pour nous le monde extérieur, sont au contraire des états forts ; mais tout n’est pas également fort dans la sensation ; la sensation n’est forte que dans son ensemble ; à côté d’éléments forts, elle contient des circonstances, des détails, des éléments qui sont faibles ; ils ne se distinguent pas des états subjectifs par l’intensité, et nous ne les externons que par suite de leur intime association avec les états forts. L’imagination intellectuelle ne saurait entrer en lutte avec les états forts proprement dits ; mais elle peut, dans certains cas, combattre avec succès les éléments faibles de la sensation ; à une donnée faible elle oppose des images également faibles, et la volonté mentale donne l’avantage à ces dernières. Le relief binoculaire est une de ces données faibles ; il contribue à suggérer la profondeur ; mais toute circonstance capable de suggérer l’idée d’une surface plane peut annuler l’effet du relief, surtout si l’esprit se plaît à la suggestion du plan.

Dans une brochure qui n’est pas sans intérêt pour la psychologie de la vision, M. Sarcey attribue à son extrême myopie le fait suivant : à l’âge de trente ans, quand il regardait un tableau, même avec ses lunettes de myope, tout l’espace occupé par la toile lui paraissait plat ; il ne parvenait pas à se donner l’illusion de la profondeur ; il ne dompta cette résistance de son imagination qu’en regardant les tableaux du Louvre à travers une forte jumelle : entre une robe et les pieds d’un portrait souvent regardé, il aperçut alors pour la pre-