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EGGER. — sur quelques illusions visuelles

mière fois « de l’espace, de l’air » ; il ôtait sa lorgnette : la robe collait sur les jambes ; il remettait la lorgnette sur ses yeux, et alors « au bout de quelques secondes d’une attention fixe et violente », il revoyait la robe « se soulever et s’emplir d’air[1] ».

La myopie n’est probablement pour rien dans le phénomène décrit. L’illusion produite par la peinture est, comme l’illusion théâtrale, une chose purement intellectuelle ; il y a des personnes nullement myopes qui voient le fard des acteurs, les défauts des décors, et ne peuvent suivre la pièce ; il y en a qui, en face d’un tableau, voient le grain de la toile à travers la couleur, et ne peuvent arrêter leur regard et leur esprit sur le sujet que l’artiste a représenté. Qu’est-ce donc qui gênait M. Sarcey ? c’était le cadre. Il avoue lui-même qu’il n’avait « jamais regardé un tableau de sa vie ». Il était comme le paysan qui va au théâtre pour la première fois, et auquel la rampe et le reste ôtent toute illusion. La jumelle, en lui cachant le cadre, supprima l’obstacle qui l’empêchait d’imaginer la profondeur et l’atmosphère.

L’explication que nous venons de proposer est, à nos yeux, incontestable ; mais elle est peut-être incomplète : on dit qu’un tableau fait mieux illusion, qu’il « reçoit un accroissement de vie, lorsqu’on le considère en restant immobile, avec un seul œil, et à travers un tube obscur », parce qu’alors on supprime le contraste du tableau plan avec les objets réels placés en avant ou autour de lui, lesquels ont du relief et présentent diverses faces selon que, nous déplaçant nous-mêmes, nous les regardons d’un point de vue ou d’un autre[2]. Le fait est exact, et il explique en partie ce que raconte M. Sarcey ; car la différence de la vision monoculaire à travers un tube obscur et de ia vision binoculaire à travers une jumelle a peu d’importance. Mais il faudrait ajouter qu’en procédant ainsi on annule l’effet du cadre.

Pour un œil exercé, cadre signifie plan. Et pourtant il n’est pas faux de dire que les personnages d’un tableau doivent toujours être plus petits que nature, ou, tout au plus, grands comme nature, de peur de paraître sortir du cadre et s’avancer vers le spectateur, un cadre devant toujours simuler une fenêtre ou une porte ouverte par laquelle on aperçoit le spectacle figuré sur la toile[3]. Les jugements spontanés de l’esprit fondés sur l’expérience acquise peuvent ainsi

  1. Gare à vos yeux, 1884, p. 8-9.
  2. Helmholtz, conférences sur L’optique et la peinture, à la suite de Brücke, Principes scientifiques des beaux-arts (Bibliothèque scientifique internationale). 1878, p. 175.
  3. Brücke, ouvrage cité, p. 66.