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EGGER. — sur quelques illusions visuelles

pectives, linéaire et aérienne. Qui, de nos jours, a su mieux rendre que De Nittis l’atmosphère de Londres et de Paris ? Quels tableaux ont plus de profondeur que les siens ? De Nittis était borgne, et Bastien-Lepage ne l’était pas, lui dont les fonds indisciplinés débordaient souvent sur les premiers plans. La vision binoculaire n’est donc d’aucun avantage aux peintres, et l’on pourrait soutenir sans paradoxe qu’il vaut mieux pour eux n’avoir qu’un œil ; un peintre borgne n’est pas gêné par le relief ; il n’a pas à s’en occuper, comme ses confrères, pour l’éliminer, il peut peindre les objets tels qu’il les voit.

On peut dire, il est vrai, qu’un certain vague dans les contours n’est pas sans analogie avec le relief, du moins pour les objets rapprochés ; les peintures dont le dessin est d’une sécheresse académique reproduisent moins fidèlement que les peintures d’un faire large et généreux l’aspect qu’ont les objets pour la vision binoculaire. Mais entre l’absence de contours rigides et le relief, il n’y a qu’une analogie lointaine ; et puis le relief est variable : il change avec le point auquel s’attache notre regard, tandis que tous les éléments d’une peinture, une fois fixés sur la toile, sont immuables.

Je tiens à bien préciser ma pensée : je soutiens que l’effet spécial produit par la vision binoculaire est faible, beaucoup plus faible qu’on ne le croit généralement ; je ne prétends pas qu’il soit nul ; il serait même absurde de le prétendre : si l’on regarde successivement avec les deux yeux, puis avec un seul œil, en restant immobile, des objets peu éloignés, on constate que le visum n’est plus tout à fait le même, et, si l’on se demande alors où est la profondeur, on constate qu’elle est tout entière dans nos idées, qu’elle a disparu du visum ; avec la vision binoculaire la profondeur était presque entièrement dans nos idées, mais quelque chose du visum s’accordait avec notre idée de la profondeur et la confirmait ; ce quelque chose a disparu : c’est le relief. Son rôle est secondaire et accessoire ; l’être monoculaire, le cyclope, le borgne, se passe aisément du relief, grâce au mouvement de l’œil, au mouvement du corps et au toucher ; mais s’il avait le relief, il aurait une raison de plus de croire à la profondeur et d’affirmer des distances ; le relief est inutile, ou peu s’en faut, à l’esprit ; mais enfin le relief existe.

IV. — L’intérêt que présente le relief pour le psychologue vient de ce qu’il est le seul élément visuel et donné de l’idée que nous avons de la profondeur, laquelle idée est éminemment complexe et factice ; les deux perspectives, linéaire et aérienne, ne signifient la profondeur que si l’esprit les traduit ainsi ; quand donc le relief est supprimé, la