Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/498

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
494
revue philosophique

se superposer sans que leur contradiction apparaisse. L’esprit se sait trompé et prend plaisir à être bien trompé ; c’est là l’essence même de l’art ; l’imitation plaît, pourvu qu’elle ne laisse pas percer le bout de l’oreille ; dans le cas présent, l’esprit se dit en même temps : c’est un cadre, et c’est une fenêtre ouverte, sans être gêné par l’incompatibilité des deux affirmations, exactement comme au théâtre le public applaudit les acteurs tout en suivant la pièce, ou comme l’acteur brigue pour lui-même les applaudissements du public tout en simulant de son mieux les passions du personnage qu’il représente, c’est-à-dire affirme et nie simultanément son moi individuel[1].

Citons un dernier fait à l’appui des idées qui précèdent. Le contraste de la vision alternativement binoculaire et monoculaire est beaucoup plus frappant quand on regarde une image à travers un stéréoscope que quand on regarde simplement à l’œil nu les objets naturels ; à l’œil nu, il faut de l’attention et une certaine idée préconçue pour constater une différence, tandis que les deux aspects d’une même image vue à travers un stéréoscope différent d’une façon saisissante ; la différence s’impose à l’esprit le moins prévenu. À cela il y a deux causes : d’abord tout le relief d’un grand nombre d’objets réels est comme ramassé et condensé dans un petit espace par l’image stéréoscopique ; il est par là-même plus saisissant ; ensuite, nous savons d’avance par notre expérience tactile que le visum est une simple image plane collée sur un carton plan ; de là notre étonnement en la voyant s’animer par le relief ; l’idée préconçue de l’image plane est subitement contredite par l’apparition du relief.

La connaissance de la nature plane de l’image a la même influence que la vue d’un cadre ; elle dispose notre esprit à voir plan. C’est même là l’association primitive ; l’association des deux idées de cadre et de plan est secondaire : si la vue d’un cadre dispose l’esprit à voir plan, c’est que l’idée du cadre est préalablement associée à celle d’une surface intérieure qui, pour le toucher, doit être plane.

Quelques mots encore sur le relief. S’il avait une réelle importance dans nos idées sur la profondeur et la distance, aucun tableau ne ferait illusion, car on ne peut peindre le relief. Un tableau réalise les conditions de la vision monoculaire exactement comme le stéréoscope réalise celles de la vision binoculaire. Tous les peintres ferment un œil pour bien voir, c’est-à-dire pour voir les formes et les signes des distances tels qu’ils veulent les rendre sur la toile ; le relief leur est indifférent ; ils peignent l’atmosphère au moyen des deux pers-

  1. Cf. V. Egger, La parole intérieure, ch.  III, § 4.