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l’étymologie n’est devenue une science qu’en s’appuyant sur les lois de la phonétique, qui ne permettent pas de traiter avec dédain les voyelles, les consonnes, voire les signes d’aspiration et de quantité. M. Lafargue attache sans doute trop peu d’importance à ces modestes éléments du langage ; de là quelques assertions auxquelles il m’est difficile de souscrire et que je me propose de contester brièvement.

Page 260, M. Lafargue nous apprend que « la ligne droite faisait naître dans le cœur et le cerveau des pères de famille du village une émotion et une idée nouvelles, que, naturellement, ils confondaient avec le fait matériel qui les produisait, et ils désignèrent du même mot l’idée et la chose, ὀρ-θός, ὀρ-μή, passion. » M. Lafargue écrit ὁρμή par un esprit doux ; c’est la faute de quelque dictionnaire qui l’aura trompé. Malheureusement on écrit ὀρθός et Hορμή, et ces deux mots n’ont absolument rien de commun. Les signes d’aspiration ne sont pas, comme on le croit souvent dans nos classes, de petits ornements inventés par des grammairiens malicieux pour tourmenter les jeunes hellénistes. L’esprit rude tient lieu en grec d’une véritable lettre dont il est téméraire de ne se point préoccuper. Suivant M. Lafargue, la racine ὀρ éveille l’idée d’ « aller en ligne droite », la racine ὁρ, celle de « borner », et la racine ορ, sans esprit ni rude ni doux, celle de « vigilance. » Voilà une racine bien nue et qui choque toutes les pudeurs de la phonétique. La première forme, ὀρ, aurait donné ὀρ-θός, ὀρ-μή (lisez ὁρ-μή), ὄρνυμι, οὐρός, et d’autres mots ; de ὁρ est né ὅρος, ὁρίζω (lisez ὁρίζω) ; de ορ tout court, ὄρομαι, οὖρος et τιμάορος. Je ne comprends pas pourquoi tous ces mots sont accentués inexactement ; c’est sans doute par l’inadvertance de l’imprimeur. Quoi qu’il en soit, ὁρ-μή n’est point parent de ὅρος, mais dérive d’une racine sar, signifiant « courir, couler », comme ἕρπων rapproché de serpens, sanscrit sarpás, prouve que l’aspiration initiale du grec tient souvent la place d’un s. Kuhn a montré que Saramejás, fils de Saráma, est identique à Ἑρμείας, l’Hermès des Grecs. Quant à ὅρος, ὅριος, ὁρίζω, ils avaient primitivement l’esprit doux (ionien οὖρος) ; ce sont les Attiques qui ont aspiré la première syllabe de ὄρος, borne, pour le distinguer de ὄρος, montagne, qui est à l’origine le même mot (Curtius, Grundzüge, 5e éd., p. 690). Ὅρος et ses dérivés se rattachent à une racine var, signifiant « élever » que l’on retrouve dans le verbe αἴρω pour ἀ-ϝει-ρω. Ὀρθός correspond au sanscrit urdhvas et paraît venir de la même racine par l’épenthèse de θ = dh. Le sens primitif d’ὀρθός n’est pas rectus, mais erectus, comme on le voit dans le nom d’Orthannès, l’Hermès ithyphallique d’Imbros, une très ancienne divinité pélasgique dont le culte existait aussi à Athènes.

Pour τιμά-ορ-ος, ce mot ne signifie pas primitivement, comme le croit M. Lafargue, « celui qui punit, qui venge » mais « le gardien de l’honneur », Ehrenwächter, comme traduit Curtius, témoin πυλωρός = πυλα-ωρ-ός, qui signifie « portier, gardien de la porte. » L’élément ὀρ, que l’on retrouve dans le verbe ὄρομαι, dérive d’une racine Ϝορ, signifiant « garder », qui reparaît dans le latin vereor. Ὄρνυμι a la même