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quels la loi spécule pour assurer le maintien de la famille régulière, voyant leur armée grossir chaque jour. Et encore l’institution ne subsiste-t-elle que par le mensonge. La monogamie est le droit, la polygamie est le fait. Pour s’assurer des héritiers issus de son sang, le mari veut une femme à lui tout seul, sans compter les autres. La fortune, l’honneur, la liberté, la vie de l’épouse sont livrés à son époux afin de garantir l’observation des engagements qu’elle a contractés. La femme voudrait aussi un mari pour elle seule, mais la loi le lui refuse. Le mari s’engage comme elle ; seulement il n’est pas lié par sa parole ; s’il la viole, on l’en complimente, s’il la respecte, il s’expose aux quolibets. Depuis quelques mois seulement, il est permis à la femme d’invoquer l’infidélité de son mari comme motif de séparation, mais l’inégalité subsiste toujours dans la loi pénale. Si l’on ajoutait les doubles et triples ménages et les infidélités d’occasion aux unions précaires dont les produits restent sans titre aux soins et aux biens paternels, on constaterait que le mariage, justæ nuptiæ, tend, au moins en France, à devenir une institution exceptionnelle, essentiellement affectée dans certaines familles à régulariser la transmission des propriétés, dont il forme un accessoire. Les solutions de fait ne suffisent donc pas. Un très grand nombre de pères ne remplissent aucune de leurs obligations envers les enfants qu’ils ont mis au monde, et l’impunité leur est garantie. Pour se résigner à de tels maux, il faudrait s’être assuré qu’il est impossible d’y porter remède.

En s’attachant à la notion générale du droit, qui permet à chacun de faire ce qui lui plaît dans les limites compatibles avec l’exercice de la même liberté chez autrui, tout en rendant chacun responsable de ses actes, on arriverait d’abord, semble-t-il, à des conséquences qui bouleverseraient de fond en comble tout ce qui existe, soit dans les lois, soit dans les mœurs. La prostitution mise à part comme une question spéciale qu’il ne faut pas préjuger, les combinaisons les plus variées deviendraient licites, mais sous la condition d’une publicité qui permit toujours à l’autorité de connaître l’homme ou les hommes tenus ensuite de leurs faits ou de leurs promesses à l’entretien de l’enfant né de telle femme dans un temps donné. Les liaisons secrètes, en revanche, seraient très sévèrement punies, car la justice, contrairement à la loi régnante, n’admet absolument pas qu’il soit loisible d’appeler une créature humaine à l’existence pour la laisser à l’abandon. L’acte de la femme qui se donne ou qui se prête ne relève que d’elle-même, mais en s’exposant à mettre au jour un enfant qu’elle n’est pas sûre de pouvoir entretenir, elle se rend coupable envers lui, et l’infanticide est déjà latent dans sa