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E. NAVILLE. — la doctrine de l’évolution

ne voit dans l’idée de la liberté appliquée au genre humain que le résultat d’une illusion subjective renforcée par une illusion objective[1]. D’une manière générale, il affirme que tous les phénomènes, soit dans leur ensemble, soit dans leurs moindres détails, sont les résultats nécessaires de la persistance de la force[2]. Il est manifeste, d’ailleurs, que l’affirmation de l’unité substantielle absolue dans le développement du monde exclut la réalité d’un élément libre qu’il serait impossible de ramener au déterminisme universel.

La nécessité étant admise, les inductions tirées en faveur du spiritualisme des bases expérimentales de la doctrine de l’évolution se trouvent sans valeur. L’idée de la nécessité exclut celle de la bonté ; car la bonté est libre, par essence. Bien plus, l’idée de la nécessité appliquée au principe de l’univers, après avoir exclu la notion de la bonté, semble exclure aussi celle de l’intelligence ; car qui dit intelligence dit adaptation des moyens à un but, ce qui suppose un principe de choix. C’est ainsi que l’évolution, dès qu’on y joint l’idée de la nécessité, se place dans une opposition réelle avec le spiritualisme. Mais en proclamant la nécessité du développement du monde, il arrive aux évolutionnistes de faire des concessions qui compromettent les bases mêmes de leur doctrine. En terminant son Introduction à la Science Sociale, M. Spencer suppose des lecteurs qui diront : « Peu importe ce que nous croyons et ce que nous enseignons, puisque le travail de l’évolution sociale suivra son cours malgré nous. » Il répond : « Le cours de l’évolution sociale est, à la vérité, prédéterminé dans son caractère général…, il est néanmoins possible de troubler ce cours ou de le retarder, ou de l’altérer. » En troublant ce cours, on peut faire « un mal incalculable ». À cette occasion, l’auteur présente des réflexions et des conseils judicieux sur la nécessité d’unir l’énergie au calme, et de persévérer dans son travail pour les bonnes causes « sans rien rabattre de ses efforts[3]. » D’où vient cette possibilité de troubler le cours de l’évolution ? À quelle cause faut-il rapporter le mal qui peut être fait ? Si la volonté humaine, douée d’une liberté relative, est en présence d’une autre volonté manifestée par les lois générales du développement du monde, on comprend fort bien qu’il y a un progrès qui doit se faire, et qui peut être entravé ; mais s’il n’existe aucun élément de liberté, si l’univers est la manifestation d’un progrès nécessaire, d’où vient donc cette possibilité de laisser

  1. Psychologie, p. 543 à 545 de la traduction française.
  2. Dans Proctor, p. 377.
  3. Introduction à la Science Sociale, p. 433, 434 et 435 le la traduction française.