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DU RAISONNEMENT PAR L’ABSURDE


Le mot absurde signifie proprement ce qui ne s’entend pas, ce que l’esprit ne peut parvenir à penser. Or, ce que l’esprit ne peut parvenir à penser, c’est ce qui se contredit. Le principe de contradiction est, en effet, le principe qui domine l’intelligence. A est la même chose que non-A, telle est donc la formule abstraite de l’absurde[1].

On voit que le mot absurde a en philosophie un sens plus étroit que dans le langage vulgaire. Le vulgaire appelle absurde tout ce qui étonne ou dépasse le sens commun (Voy. Littré au mot absurde). Il qualifie volontiers ainsi ce qu’il n’entend point. L’inventeur du bateau à vapeur, l’illustre et malheureux marquis de Jouffroy fut traité d’absurde par tous ses contemporains. Il ne faut pas non plus confondre le faux et l’absurde : il est faux que le soleil tourne autour de la terre, mais le système de Ptolémée n’est pas absurde. Il serait faux de dire que je n’écris pas en ce moment, mais il ne serait pas absurde que je n’écrivisse pas, je pourrais ne pas écrire. Ce qui serait absurde, c’est que je n’écrivisse pas au moment que j’écris.

Il nous faut montrer : 1o comment peut naître l’absurde ; 2o les raisonnements que l’on a pu fonder sur l’absurde ; 3o l’usage de ces raisonnements dans les sciences.

I. D’après la définition même que nous venons d’en donner, l’absurde ne peut se montrer qu’à deux conditions : 1o deux notions qui se contredisent ; 2o leur réunion par un acte de l’esprit.

L’absurde ne peut exister dans les opérations simples de l’esprit. Il est évident que le simple ne peut se contredire. Mais dès que l’opération mentale se complique, l’absurde peut apparaître. Or, le seul acte mental simple est la sensation ; la sensation est ou elle n’est pas, elle correspond à l’objet ou n’y correspond pas, elle est vraie ou fausse, elle n’est pas, elle ne peut pas être absurde. Quand je vois une couleur ou que j’entends un son, je puis être halluciné, mais cette couleur, ce son ne se contredisent pas eux-mêmes. — Les sensations laissent comme résidus des images, ces images se combinent les unes avec les autres, et de ces combinaisons résultent les idées que nous désignons ensuite par des représentations verbales ou mots. L’esprit juxtapose, unit, synthé-

  1. « C’est la démonstration par l’absurde qui emploie toujours ce principe qu’il faut de toute chose l’affirmer ou la nier. » Arist., An. post., t.  I, chap.  XI, 3. — La théorie de la réduction à l’absurde se trouve dans Aristote, An. prior., lib. II, chap.  XI. XII, XIII, XIV.