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tise les idées comme il synthétise les images, il forme alors des notions de plus en plus complexes. Mais souvent, croyant combiner des idées, il ne combine que des mots, des représentations verbales ; or, les mots par eux-mêmes ne se refusent à aucune combinaison, toutes les successions sonores sont possibles, on conçoit dès lors que l’esprit puisse se représenter verbalement des idées absurdes, par exemple un cercle carré, un bâton sans deux bouts, la semaine des trois jeudis, des calendes grecques. Mais ces représentations demeurent purement verbales ; dès que l’esprit écarte le voile des sons pour apercevoir l’idée qu’ils recouvrent, dès qu’il réfléchit au sens des mots qu’il emploie, il voit leur contradiction et reconnaît leur absurdité. On peut donc dire qu’en réalité il n’y a pas d’idées absurdes, il n’y a que des juxtapositions de mots dont le sens est contradictoire.

En revanche il peut y avoir des jugements absurdes. Le jugement est absurde lorsque l’attribut énonce une idée qui contredit la compréhension essentielle du sujet. La compréhension essentielle se compose : 1o du genre ; 2o de l’espèce ; 3o de la différence ; 4o des propriétés. L’absurdité est aperçue immédiatement quand l’attribut énonce une qualité directement contradictoire au genre, à l’espèce ou à la différence du sujet, mais quand cette qualité n’est contradictoire qu’à une propriété du sujet, l’absurdité a besoin d’être découverte et démontrée. Il est par exemple immédiatement évident qu’un triangle ne peut être carré, qu’un cercle ne peut être elliptique, mais on ne voit pas immédiatement pourquoi le carré construit sur un des côtés de l’angle droit d’un triangle rectangle ne peut être égal au carré construit sur l’hypoténuse, ou pourquoi la tangente au cercle ne peut être oblique sur l’extrémité d’un rayon.

II. L’absurde est donc construit par le rapprochement des notions contradictoires dont l’esprit n’aperçoit pas d’abord la contradiction. Pour découvrir l’absurde, il faudra donc faire l’opération inverse, analyser la compréhension essentielle du sujet et montrer qu’elle contredit la propriété qu’on lui a faussement attribuée, ou montrer que la propriété faussement attribuée contredit la compréhension essentielle du sujet. On prouverait ainsi qu’admettre que la tangente au cercle est oblique à l’extrémité d’un rayon forcerait à admettre que les rayons du cercle ne sont pas égaux, ce qui contredit l’essence du cercle (Cf. Duhamel, Méthodes dans les sciences du raisonnement, 1re part., ch.  VIII).

Dans ce cas, on réduit l’hypothèse proposée à une contradiction et par là on démontre sa fausseté, car, comme le dit Leibnitz, « nous jugeons faux ce qui en enveloppe. » Il est, en effet, évident que ce que nous ne pouvons pas penser, nous ne pouvons le juger vrai ; nous regardons comme non existant dans les choses ce qui ne peut être représenté dans notre esprit. Il semble que ce soit là la véritable réduction à l’absurde ; cependant les logiciens ont donné ce nom à un autre mode de raisonnement.