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M. Newton qui a gagné plus de renommée que n’en pouvait souhaiter le plus ambitieux des hommes, mais pour certains savants anglais qui semblent animés d’une haine véritable contre ceux qui ont inventé et publié les premiers ces nouvelles méthodes, si fécondes pour la géométrie. » Leibniz avait fait lui-même cette distinction ; il avait rendu hommage au génie de Newton, qui était arrivé, par l’emploi du nouveau calcul, aux plus beaux résultats ; mais en parlant de ces mathématiciens de la Société royale, qu’il avait pris pour arbitres et qui l’avaient condamné, il n’était pas trop sévère quand il écrivait peu de temps avant sa mort : « L’inventeur (Leibniz) et les savants qui ont employé son invention ont publié les belles choses qu’elle leur a fait découvrir ; tandis que ceux qui ont suivi M. Newton n’ont rien donné d’original, n’ont fait que copier les autres, ou sont tombés dans de fausses conclusions… D’où l’on peut voir que les découvertes de M. Newton sont dues à son propre génie plus qu’à l’utilité de l’invention, et combien ses disciples sont incapables de l’imiter. » Il n’avait pas été toujours aussi modéré ; il avait recouru quelquefois à des arguments indignes de lui et de la cause qu’il défendait. Mais les circonstances atténuantes ne manquent pas. Newton jouissait déjà de toute la gloire qu’il méritait ; il faisait partie du Parlement ; il avait occupé un poste important dans l’État ; il était soutenu par la plus célèbre société savante de son temps, et l’Angleterre était prête à témoigner tout entière en faveur du plus illustre et du plus populaire de ses enfants. Il n’avait pas même daigné répondre à une lettre de Leibniz et laissait à ses admirateurs, plus zélés que dignes de cet honneur, le soin de justifier ses prétentions. Leibniz, au contraire, malade, déçu dans quelques-unes de ses plus chères espérances, en butte aux exigences d’un prince qui ne voyait en lui que l’historiographe de sa maison, éloigné de ceux qui reconnaissaient et admiraient son génie, était seul à supporter le poids de ses travaux, de ses polémiques, à défendre les intérêts de sa renommée.

Sur cette querelle de mathématiciens était venu se greffer un débat philosophique. Leibniz ne réussit pas davantage à attirer Newton sur ce nouveau terrain. Ce grand homme donnait volontiers sa procuration quand il y avait quelque discussion à soutenir. Ses idées en philosophie étaient arrêtées : il croyait fermement à l’existence de Dieu, et ne doutait pas que la science ne fût parfaitement d’accord avec sa foi. C’est précisément ce qui ne plaisait guère à Leibniz. Il ne jugeait ni vrai ni prudent de s’en tenir à une philosophie exclusivement scientifique, c’est-à-dire purement mécanique. Il lui fallait une raison de ces lois, de cette attraction, qui sont données, dans les Principes, comme les causes premières des phénomènes.

Il répétait contre la philosophie de Newton ce qui avait été dit, trente ans auparavant, de celle de Descartes, qu’elle conduisait à une conception irréligieuse de l’univers, à l’athéisme ; si l’on ne considère, en effet, les choses que du point de vue mécanique, il n’y a plus de