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de la pensée. Aristote lui-même a reconnu que la connaissance des opposés est une. Une chose qui ne se distinguerait pas des autres ne pourrait être un objet de pensée ; mais elle ne le serait pas davantage si elle était séparée des autres au point de n’avoir plus avec elles aucune communauté. « Si donc le monde, en tant qu’intelligible, est un monde de distinction, de différenciation, d’individualité, il est également vrai que dans ce monde, en tant qu’intelligible, il n’y a pas de séparations ou d’oppositions absolues, pas d’antagonisme qui ne puissent être réconciliés. Toute différence présuppose une unité et est elle-même, en réalité, une expression de cette unité, et si nous la laissons se développer jusqu’au plus haut degré, elle finira par s’épuiser et revenir à l’unité. C’est là tout ce que Hégel veut dire quand il conteste la validité des lois d’identité et de contradiction. Tout ce qu’il refuse d’admettre en fait, c’est leur validité absolue. « Toute chose finie, dit-on, est elle-même et non pas une autre. C’est vrai, répond Hégel ; mais avec une réserve : toute chose finie, par cela même qu’elle est finie, a une relation essentielle avec ce qui la limite et porte ainsi en elle-même le principe de sa destruction. Elle a donc en ce sens une existence contradictoire, qui est à la fois elle-même et non elle-même. Elle est en guerre avec elle-même, et le processus par lequel elle se développe est aussi le processus de sa dissolution. En un sens absolu, on ne peut pas plus dire qu’elle est que dire qu’elle n’est pas. » Ce qui est vrai des choses l’est aussi des pensées, et la réserve que Hégel fait avant d’admettre que toute chose finie est elle-même et exclut les autres choses, il la fait aussi à propos de toute pensée finie. Ici, comme là, on peut dire avec une égale vérité que tout défini est et n’est pas lui même. Cette affirmation semble paradoxale, parce que nous sommes habitués à croire qu’on peut exprimer une fois pour toutes, dans une seule proposition, toute vérité sur une chose, et nous voyons ici que l’on peut en affirmer deux propositions opposées également vraies. La clef de la difficulté est en ceci, que ni l’affirmation, ni la négation, ni même l’une et l’autre, n’épuisent ce qui peut être dit. Pour connaître un objet, nous devons suivre le processus de son existence dans lequel il manifeste tout ce qui est en lui, s’épuise par cette manifestation même, et se perd dans une existence plus haute, dont il n’est qu’un élément.

À la vérité, nous ne sommes pas familiers avec cette idée d’une unité cachée au fond de toute opposition et propre à amener la conciliation des termes opposés. Mais si cette unité n’est pas ordinairement un objet de conscience, c’est qu’elle est supposée par toute conscience, c’est qu’elle est comme le sol même sur lequel nous marchons, ou l’atmosphère que nous respirons. Elle n’est pas une chose ou une pensée parmi les autres ; elle est ce par quoi les choses sont et sont pensées.

Il faut donc renoncer à l’ancienne logique analytique. Elle partait de cette hypothèse que chaque objet est identique en soi, lui-même et rien de plus. Elle admettait la loi de contradiction en un sens qui