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manière définitive la sociologie, c’est, dit l’auteur, pour avoir commis une double erreur et méconnu deux vérités, bases de la science.

Il y a dans le monde de l’unité et de la multiplicité. Comment accorder ces deux termes contradictoires, telle est la question que se sont posée les philosophes de tous les temps. D’après une théorie de plus en plus populaire, c’est de l’un que serait naturellement sorti le multiple. Simples à l’origine, les choses ne se seraient divisées et compliquées qu’à la suite d’une longue évolution. Eh bien ! c’est une thèse presque entièrement opposée que M. Gumplowicz vient courageusement soutenir. Suivant lui, c’est la multiplicité qui est originelle. Cette infinie variété de choses aux nuances infiniment variées dont le monde nous offre le spectacle aurait préexisté de toute éternité, et la vie universelle se réduirait à des combinaisons différentes de ces éléments toujours les mêmes.

Il en est des hommes comme des choses. Sous l’influence combinée de la tradition biblique et d’un darwinisme mal compris, on a pris l’habitude de regarder l’humanité comme une seule famille descendue d’un même ancêtre. Une à son origine, elle ne se serait diversifiée que lentement, sous l’action de causes extérieures. Mais cette hypothèse monogéniste est démentie par les faits. Nous ne trouvons nulle part la moindre trace de cette prétendue communauté d’origine. À mesure que nous remontons le cours de l’histoire, l’hétérogénéité des races et des nationalités croit, loin de diminuer. L’humanité n’est donc pas née sur un point unique et privilégié ; mais il y a eu, dès le principe, un nombre infini de groupes humains distincts les uns des autres. Chacun d’eux, étant né dans un milieu différent, avait dès lors sa nature propre, sa physionomie. Il l’a gardée, mais non acquise. La pluralité de races, dont l’ethnologie contemporaine admet l’existence, ne peut nous donner qu’une faible idée de cette diversité primitive. En un mot, au monogénisme d’autrefois, il faut substituer un polygénisme radical.

La seconde erreur naît de la précédente. Si l’humanité tout entière descend d’un couple unique, elle n’a pu se développer que spontanément. C’est pourquoi on en parle comme d’un être vivant qui évoluerait en vertu d’une force interne, s’adaptant de lui-même aux circonstances, se corrigeant, se transformant même sans avoir besoin pour cela d’aucune impulsion extérieure : et on en dit autant de chaque société en particulier. Mais, tout au contraire, un groupe humain est par nature un corps inerte qui ne se met en mouvement que s’il est mû. Il faut qu’un autre groupe vienne lui donner le choc et l’arrache violemment au repos. Si un peuple vivait isolé de tous les autres, il resterait éternellement immobile, incapable de progrès et même de changement.

Ces deux principes déterminent à la fois l’objet et la méthode de la sociologie.

La sociologie n’est ni un chapitre de la psychologie, comme l’a pensé Rümelin[1], ni une dépendance de la biologie, comme le disent Spencer,

  1. Reden und Aufsätze, 1-32.