Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/640

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
636
revue philosophique

Si maintenant on se demande quel problème la philosophie elle-même est appelée à résoudre, et quelle vérité elle doit se procurer, il semble, au premier coup d’œil, qu’au milieu de cette foule de sciences particulières elle n’ait aucun objet qui lui soit propre. Le seul qui lui soit accordé, c’est celui de l’étude de la connaissance. « Ou la philosophie doit tout à fait disparaître, dit M. Wundt (Logik, II. B. 8, 619), ou elle doit s’efforcer d’être une théorie de la science dans la vraie signification du mot. »

« Hors de là elle n’est plus une science, le caractère scientifique lui est refusé L’auteur combat vivement cette opinion ; ses raisons à la fois historiques et intrinsèques ou directes méritent d’être ici résumées.

D’abord, historiquement parlant, la thèse est, dit-il, insoutenable. Il est hors de doute que la science de la connaissance (la logique) comme théorie du savoir peut prétendre au titre de science philosophique ; mais elle n’a nullement le droit de se faire valoir comme l’étant, à elle seule, à l’exclusion des autres parties de la philosophie. Toujours depuis le commencement de la philosophie, celle-ci a eu pour but l’explication de l’univers, la recherche de l’essence et du dernier principe de l’existence ; c’est là son objet principal, son contenu essentiel. Et l’on peut dire que le meilleur, le plus haut résultat que jusqu’ici l’humanité ait atteint, c’est ce qu’a produit cet effort. La philosophie proprement dite commence par cette recherche rationnelle du principe des choses. Depuis Thalės jusqu’à Socrate, c’est toujours la causé, le principe formateur du monde ou du κόσμος, le ὀντώς ὄν de l’existence qu’elle poursuit et veut connaître. Quelqu’imparfait que soit le résultat, c’est toujours la même démarche de la pensée, le même effort pour arriver à la solution de ce problème. Or, on ne peut le nier, l’esprit humain lui-même, dans cette gymnastique supérieure, s’exerce, s’élève et se fortifie. Il y prend conscience de lui-même et de ses forces, il grandit dans cette lutte gigantesque en agitant ces hautes questions ; par là même il se rend capable d’exercer ailleurs ses facultés, et de les appliquer à de moindres objets. Les positivistes et les empiriques déplorent que les plus grands esprits chez les Grecs se soient consumés à résoudre des problèmes métaphysiques, insolubles. C’est une conception étroite et le reproche est mal fondé. Sans ces hautes spéculations, une excitation puissante manque à la force intellectuelle ; celle-ci a besoin d’essor pour se livrer aux grandes entreprises. Toute entreprise d’un ordre supérieur exige que l’esprit s’élève, qu’il se tienne à une certaine hauteur, elle appelle la concentration de ses forces. Là où n’est pas ce but élevé, vous attendrez vainement à une époque ou chez une nation que quelque chose de grand apparaisse. Partout le terre à terre, l’affaissement, l’aplatissement. Il en est des recherches scientifiques comme des autres productions de la pensée. Le but élevé fût-il inaccessible, les recherches pour l’atteindre sont loin d’être inutiles ou stériles ; le résultat, pour n’être pas visible, n’est pas moins réel et fécond.