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tuer les conséquences de ce dogme ; après lui, au contraire, apparaissent les doctrines qui reconnaissent la diversité des substances primordiales.

C’est donc au premier, non au second stade de la pensée philosophique, comme le fait Zeller, qu’il convient de rattacher Héraclite en tant que physicien. Je fais cette réserve, parce que si l’on considère ses tendances religieuses et morales, loin de clore une série de penseurs, il nous apparaît comme un précurseur dont l’importance est trop généralement méconnue.

L’exposition de la doctrine d’Héraclite s’ouvre par un chapitre où sont réunis et commentés les fragments qui touchent a ce qu’on appelle, de nos jours, la théorie de la connaissance. L’Éphésien est présenté comme un rationaliste modéré ; il rejette les traditions poétiques et autres, tout aussi bien que les préjugés du vulgaire, mais il s’attache au λόγος, à la raison qui éclaire tout homme venant en ce monde, quoique la plupart la méconnaissent. C’est cette raison qui lui fait reconnaître immédiatement la loi suprême du monde dans l’unité de la substance, qui lui enseigne directement que le but de la sagesse est de chercher comment cette loi gouverne l’univers.

Si, d’ailleurs, il désigne ce but comme dépassant, dans sa plénitude, les forces de l’humanité, comme ne pouvant être que partiellement atteint par un acte de foi (ἐλπίς fr. 43)[1], il ne se propose pas de construire sa physique à priori. Il admet les sens comme guides, sous la condition d’interpréter leurs témoignages suivant la raison.

Il convenait de préciser dans quelles acceptions diverses Héraclite a pu employer le terme de λόγος. À propos du célèbre fragment 1, M. Soulier a montré, d’après l’usage d’Hérodote, que dans l’expression τοῦ δέ λόγου τοῦδ’ἔοντος, le mot ἔοντος signifie « vrai » ; il pense que les affirmations d’Aristote et de Sextus Empiricus, d’après lesquelles ce fragment était au commencement de l’ouvrage, ne doivent pas être entendues en ce sens qu’il en aurait précisément formé le début (la particule δέ, conservée dans le texte donné par Hippolyte, suppose bien quelques lignes précédentes) ; Héraclite devait avoir énoncé au préalable la loi de l’unité (ἓν πάντα εἶναι), et c’est de cette « loi toujours vraie » qu’il continue à parler.

Le mot λόγος ; a donc ici un sens abstrait et en même temps passif, c’est un νοητόν ; c’est, si l’on veut, l’ordre universel des choses en tant qu’il est compris. Le λόγος ξυνός est, au contraire, pris au sens actif, c’est l’intelligence, le νοηρόν, en tant qu’elle saisit l’ordre universel. Cette double face des choses explique le double sens ; elle l’explique d’autant mieux que, dans la pensée monistique d’Héraclite, l’intelligible se distinguait moins de l’intelligent.

Il faut aller encore plus loin et reconnaître que dans cette même

  1. Je note les fragments d’après l’édition de Mullach (Philosophorum græcorum fragmenta, vol. I, de la collection Didot).