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n’est nullement nécessaire pour être esclave d’être la propriété d’un individu. Supposez qu’un possesseur d’esclaves vende tout ce qu’il possède à une compagnie, l’esclavage en sera-t-il changé ? Il ne l’est pas davantage si à une compagnie vous substituez la communauté. Peu importe que le maître soit une seule personne ou la société tout entière. Tout homme est esclave qui travaille pour d’autres contre son gré ; le degré d’esclavage se mesure à la proportion dans laquelle on est involontairement privé du fruit de son travail. Eh bien ! cette proportion s’aggrave de jour en jour, et voilà l’avenir que nous ménagent « non seulement les socialistes, mais aussi les soi-disant libéraux, qui leur préparent activement les voies. » La croyance qui leur est commune, « c’est qu’avec assez d’habileté, on pourrait donner à une humanité qui va de travers des institutions qui la feraient marcher droit. Quelle illusion ! La nature défectueuse des citoyens se montrera toujours par le caractère défectueux de leurs actes, quelle que soit l’organisation sociale. Il n’y a pas d’alchimie politique qui puisse d’instincts de plomb tirer une conduite d’or. »

On reconnaît la vigoureuse franchise et aussi la dureté de main du philosophe qui à écrit l’Introduction à la science sociale. M. Spencer n’est pas tendre aux misères de ce monde ; il les plaindrait peut-être si elles étaient imméritées, mais en est-il une seule qui le soit certainement et entièrement ? Il est donc d’avis qu’au lieu d’y chercher de maladroits et dangereux remèdes, on laisse s’appliquer dans toute leur rigueur naturelle les lois économiques, et la force des choses éliminer au plus vite les misérables, pour qui, au rebours du commun des hommes, il ne peut s’empêcher d’avoir plus de mépris que de pitié. Jamais personne n’a accepté pour l’humanité d’une manière plus complète et avec aussi peu de scrupules de conscience, toutes les conséquences de la doctrine évolutionniste. À peine ose-t-on lui en faire un reproche ; car sans parler de la grande part de vérité utile contenue dans ses avertissements, c’est plaisir de voir un esprit tout d’une pièce, imperturbable dans sa logique, prêt à appliquer toutes ses théories. La question, seulement, est de savoir si la politique ne doit demander de lumières qu’à la sociologie que j’appellerai physique, c’est-à-dire à la science des phénomènes sociaux et de leurs lois nécessaires, sans jamais s’embarrasser d’aucunes considérations morales. Si une société, par hasard, au lieu de n’être qu’une agrégation d’égoïsmes réunis par les circonstances historiques et géographiques, mais voués entre eux à toutes les rigueurs de la concurrence vitale, devait être conçue aussi comme une association morale, comme un groupe de personnes unies dans un mutuel sentiment d’indulgence et d’assistance, de sacrifice et de perfectionnement, le problème alors serait moins simple qu’il ne le paraît à M. Spencer, et peut-être faudrait-il être moins sévère qu’il ne l’est pour les erreurs et les tâtonnements des hommes d’État.

III. Les fautes des législateurs. — M. Spencer n’entend pas les énumérer toutes ; il se contente de rappeler, sous forme de prétérition, que le