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variétés

chacun dans le droit des autres, reconnaissance qui n’est autre que le sentiment même de la justice, est un fait si naturel, que M. Spencer nous cite entre autres barbares « scrupuleusement respectueux de leurs droits respectifs, » les Veddahs des bois, gens absolument dépourvus de toute civilisation et de toute organisation sociale, qui « regardent comme parfaitement inconcevable qu’un homme prenne jamais ce qui ne lui appartient pas, frappe son compagnon, ou dise le contraire de la vérité. » Voilà qui est pour faire envie à nombre de civilisés.

« Que les individus contractent en toute liberté et que l’état assure l’exécution des contrats, » voilà ce que veut le droit naturel ; car « la rupture d’un contrat est une agression indirecte » contre laquelle la communauté doit nous défendre. Cette formule, que M. Spencer répète, lui semble sauvegarder à la fois « le principe vital de la vie individuelle et de la vie sociale, et aussi celui du progrès social, » car en la prenant pour règle, on ne pourrait manquer de faire prospérer et multiplier les plus dignes. En dehors de là, toute immixtion de la loi dans les affaires des citoyens se ramène à une tentative d’améliorer la vie en violant les conditions fondamentales de la vie. M. Spencer admet sans doute, avec l’école de Bentham, que la fonction de l’État est de travailler au bonheur général ; mais pour un peu il renierait la doctrine utilitaire, tant, sous la forme qu’elle prend communément, il la trouve superficielle, à courte vue et grosse de mécomptes. On ne voit que l’utilité immédiate, les résultats apparents et prochains, quand il faudrait songer aux effets lointains et aux conséquences finales. La théorie utilitaire courante, comme la politique qu’elle inspire, demeure grossièrement empirique, faute d’une connaissance rationnelle et approfondie de l’enchaînement naturel des causes et des effets.

Tout cela est juste et fort élevé. Il est dommage que l’auteur, forcé d’en revenir à son sujet de « la grande superstition politique », conclue d’une façon si molle à la fois et si hardie, qu’on se demande si la question a fait un pas et si l’article ne risque pas de faire autant de mal que de bien. « Dans une nation à gouvernement populaire, dit-il, le gouvernement n’est qu’un conseil d’administration, sans aucune autorité intrinsèque. Il n’a d’autorité que celle que lui donnent ceux qui le nomment. » On le sait bien. Mais c’est la majorité qui le nomme, et vous ne pouvez que l’adjurer de ne pas lui donner abusivement une autorité sans limites, contraire aux droits de la minorité. M. Spencer ne l’entend pas ainsi. « Les lois, ajoute-t-il, n’ont rien en elles-mêmes de sacré ; elles ne deviennent sacrées et ne prennent un caractère moral qu’autant qu’elles sont conformes aux lois de la vie humaine dans l’état social. Dès qu’elles sont dépourvues de ce caractère, elles ne sont plus sacrées du tout, et l’on a le droit de les braver (they may rightly be challenged). Traduisez comme vous le voudrez ce verbe challenge, qui signifie défier, provoquer, récuser ; comme il exprime ici tout ce qu’il y a au monde de plus délicat, le droit de résistance de la minorité contre les abus du pouvoir, on avouera qu’il les exprime d’une