Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/86

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
82
revue philosophique

façon à la fois bien sommaire et bien vague. C’est le cas, peut-être, d’appliquer le précepte de tout à l’heure, de songer aux conséquences lointaines et indirectes : est-il sûr que le mépris des lois, de toute loi qu’on ne trouve pas bonne (car le critérium de la conformité aux lois de la vie humaine est singulièrement élastique dans l’état actuel de la science sociale), ne ferait pas à la longue beaucoup plus de mal qu’il n’en saurait empêcher, beaucoup plus de mal, en tout cas, que le respect des lois, voire des lois mauvaises ?

Dans son post-scriptum, M. Spencer nous avoue qu’il ne compte guère sur le succès de ses idées, et les raisons qu’il donne de son doute à cet égard prouvent qu’il connaît mieux que personne les conditions d’existence de nos sociétés. Le type industriel d’organisation ne fait que naître, dit-il fort bien ; la grande majorité des institutions, même dans les pays les plus civilisés, tiennent encore du type militaire, qu’a perpétué jusqu’ici, et que maintiendra longtemps encore la nature des relations internationales. Tant que l’esprit de rivalité et d’agression rendra prépondérantes les nécessités de la défense, obéir à un pouvoir fort sera la première condition de salut pour les nations. Celles-là courraient de grands dangers, que la poursuite de l’idéal libéral et individualiste conduirait trop vite à l’affaiblissement systématique du pouvoir. Voilà un aveu, si je ne me trompe, qui infirme la thèse finale soutenue dans l’ouvrage, à tel point qu’on ne voit plus bien ce qu’il en reste ; aussi l’auteur finit-il par reconnaître qu’il n’a écrit que pour l’acquit de sa conscience, désireux de marquer au moins la direction vers laquelle il faut tendre, et sachant bien qu’il ne risquait pas d’être pris au mot.

Cette conclusion est une preuve de plus de sa sincérité et de sa largeur d’esprit. Jadis, dans ses Principes de sociologie, il nous avait paru tomber dans une contradiction qu’on ne saurait lui reprocher aujourd’hui, car il s’en est expliqué avec une clarté toujours plus grande, qui est ici enfin, aussi parfaite qu’on la peut souhaiter. Pendant que, comme philosophe et théoricien politique, il se prononce de plus en plus fortement pour l’idéal industriel du laissez-faire et pour le « régime de contrat », comme historien et naturaliste, au contraire, il reconnaît de plus en plus franchement que les nécessités de la lutte pour la vie, et les conditions d’existence que nous a léguées le passé, nous condamnent pour longtemps encore au « régime d’État », c’est-à-dire au besoin d’une autorité forte, dont il nous faut attendre notre salut d’abord, puis jusqu’aux progrès qui doivent rendre possible notre émancipation graduelle.

Combien il le sentirait mieux encore, s’il était citoyen d’une nation continentale !

Henri Marion.