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de choses fait de Bruno un Jacobin ; or, Bruno fut dominicain. Bayle a laissé tomber une erreur.

La grande source, la Hauptquelle, comme diraient les Allemands, c’est une lettre de Gaspard Schopp à Conrad Rittershausen, citée dans les Acta litteraria de Struve[1]. Premier indice négligé par M. Desdouits, en faveur de l’authenticité du document. Struve était fils d’un grand jurisconsulte et mieux placé que personne en Allemagne pour connaître l’authenticité des textes qu’il a réunis ; lui-même, bibliothécaire et professeur à Iéna, publiait avec cette lettre plusieurs autres du même Schopp ; et Bartholmess en cite une autre (Ingolstadt, in-4o, 1599) qui précède de quelques mois celle dont nous nous occupons.

Ce Schopp, Scioppius ou Scioppio, était un renégat ; comme tous les gens de son espèce, il faisait du zèle, pour effacer le passé. Scaliger l’accuse de « lécher les plats des cardinaux ».

Ce chien du Vatican était un brouillon gênant et grossier prompt à cracher à tort et à travers sur tout ce qui restait debout, fier de son beau latin, ce cuistre s’attirait sans cesse, malgré sa platitude, des affaires assez méchantes. Raison de plus pour qu’il voulût écrire une lettre où Bruno mort et martyr serait bafoué : connaissant la discrétion de la cour papale, Schopp devait espérer que la lettre n’arriverait point à son adresse sans avoir passé sous les yeux de quelque pieux surveillant des correspondances privées[2].

Les premières raisons qu’allègue M. Desdouits sont tirées de l’examen « intrinsèque » du document. Il a le tort de supprimer le récit de la vie de Bruno, de ses voyages, et l’exposé de ses doctrines. Mais il arrive à citer le passage où Scioppius rapporte la réponse de Bruno à ses juges : « La sentence que vous portez vous trouble peut-être en ce moment plus que moi. » Et c’est un faussaire qui aurait trouvé cela ! (car M. Desdouits prétend que la lettre est œuvre de faussaire). Il nous faudrait admettre alors qu’un faussaire a pu se donner l’âme et le style d’un martyr.

Un certain Haym ou Haymius a mis en avant cette idée, que Bruno fut exécuté en effigie. Le prouve-t-il ? Pas plus que M. Desdouits ne démontre l’incertitude de la lettre à Rittershausen, en rappelant qu’elle

  1. IIe part. , p. 424 (1701).
  2. Quant à trouver des pièces du procès, c’est mal connaître la prudence de Rome et la manière dont elle accueille les curieux à ses archives, que conserver cette espérance. Le bruit qui va se faire autour de Bruno suffirait pour faire épurer les archives vaticanes de tout ce qui le concerne. La révolution de 1848 a permis au prof. Berti, auteur d’une biographie de Bruno (1868), de faire des recherches : il les a poussées jusqu’à la dernière année de Bruno ; mais la réaction arrivant a refermé les portes. Les protocoles copiés ont été publiés en 1880 (G. Whittaker), dans le Mind (avril 1884), et Sigwart, Kleine Schriften, (1881). M. Desdouits ignore-t-il que les documents prouvent qu’en 1599 un conseil présidé par Clément VIII somma Bruno d’abjurer et que le 9 février 1600 il fut condamné à être puni « sans effusion de sang », c’est-à-dire brûlé ?