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de traiter les blasphémateurs et les impies[1] ». Quel autre aurait trouvé cela, que ce « canis grammaticus », comme l’appelait Barth ?

Ce « ont coutume », solent, offusque M. Desdouits : il le déclare calomnieux. A-t-il songé à Carnesechi, à Monti, à Gamba, avant d’accuser de calomnie ceux qui taxent l’Inquisition d’assassinats et de tortures ; sans parler de Campanella torturé, de Galilée, a-t-il songé à ce Paleario, si voisin de Bruno par la doctrine ? Ignore-t-il que cet admirable esprit, auteur du De Immortalite animarum, fut victime du pape Pie V, en 1566. Entre Paleario pendu et Campanella huit fois torturé, la présomption n’est pas pour la clémence des Inquisiteurs.

Passons sur le reste ; aussi bien est-il fastidieux de voir tant de discussions arriver à un aveu de « non possumus ». M. Desdouits conclut « qu’il lui paraît certain que Bruno n’a pas quitté Rome, mais que ce n’est pas une raison pour qu’il y ait été mis à mort. » Il aurait été « retenu dans un couvent ». Agréable euphémisme pour désigner l’in pace. Mais, là encore, aucune preuve[2].

Il n’y a donc pas de sophisme à croire que Bruno fut brûlé : qu’il ait repoussé le crucifix, chose « sacrilège et théâtrale », écrit M. Desdouits, ce geste pouvait s’expliquer de plus d’une manière, et je conseille, même, cette attitude au sculpteur qui élèvera la statue de Bruno à Rome. Puisque M. Desdouits aime le roman historique, qu’il relise dans Alfred de Vigny comment les Laubardemont s’y prenaient pour faire repousser les crucifix à leurs victimes.

Un mot sur une note ajoutée par l’auteur au dernier moment.

M. Desdouits nous apprend que Mersenne a connu le supplice de Bruno entre 1619 et 1624 : donc, suivant lui, la lettre de Schopp a été fabriquée pendant cet intervalle. Mais le naïf Mersenne, qui voyait partout des athées, ne connaissait pas, de l’aveu de M. Desdouits, les ouvrages, les doctrines, le nom même de Bruno en 1619 ni même en 1623, quand il fit sa longue liste des auteurs partisans de la pluralité des mondes. Faut-il suivre ici la méthode critique de M. Desdouits, et conclure que les ouvrages de Bruno, qui nous offrent cependant toute apparence d’authenticité, furent fabriqués, eux aussi, entre les années où Mersenne écrivit les Quæstiones in Genesim et l’Impiété des déistes ?

M. Desdouits s’est étonné que Schopp ait narré à son ami bien des choses que celui-ci devait savoir ; il semble oublier que journaux et lettres étaient plus rares et plus explicites alors, et que Schopp étant grammairien et phraseur, devait allonger sa matière, fût-ce au péril de répéter des nouvelles déjà connues.

En résumé, cette brochure pourrait avoir pour épigraphe le vers de V. Hugo : « Et qui plaint la victime insulte les bourreaux ; » M. Desdouits

  1. Les Opera omnia de Bruno sont à l’Index par décret du 7 août 1603 (cf. catal. des décrets. Garno, 1826).
  2. « Concluons que si la lettre n’a qu’une autorité suspecte, il faut renoncer à l’étude de l’histoire et déclarer la critique des monuments écrits illusoire et impuissante. » Bartholmess, I, p. 330.