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philologie et de la philosophie, de l’érudition et de.la pensée devrait être le caractère de notre époque. Le penseur suppose l’érudit[1]… C’est la philologie ou l’érudition qui fournira au penseur cette forêt de choses (silva rerum ac sententiarum, comme dit Cicéron) sans laquelle la philosophie ne sera jamais qu’une toile de Pénélope éternellement à recommencer[2]. » Vingt ans après, il exprime les mêmes idées dans les mêmes termes, et il ajoute : « En général, c’est par l’étude de la nature qu’on est arrivé jusqu’ici à la philosophie ; mais je ne crois pas me tromper en disant que c’est aux sciences de l’humanité qu’on demandera désormais les éléments des plus hautes spéculations[3]. »

Il semble qu’il y ait quelque chose de paradoxal dans ce rôle de science directrice donné à l’histoire. Qu’est la vie de l’humanité auprès de la vie universelle ? Quelle place tient l’homme dans l’espace et le temps ? De la science du tout ne sommes-nous pas ramenés à la science d’un imperceptible fragment des choses ? La philosophie n’est ni une science distincte, ni le vain amas des connaissances dans leur diversité, elle est l’intelligence ajoutée à la science. Pour le philosophe, l’homme est nécessairement le centre du monde, parce qu’en l’homme seul l’esprit s’éveille à la pleine conscience de lui-même. — Mais si l’homme se connaît lui-même, et du même coup l’esprit dans ce qu’il a d’universel, pourquoi prendre un chemin si long, si détourné, pourquoi substituer l’histoire à la psychologie, pourquoi ne pas saisir directement ce qui tombe sous le regard direct de la conscience ? — C’est que ni l’homme ni l’esprit n’existent, comme le suppose la psychologie, d’une existence générale, abstraite, toujours semblable à elle-même, c’est que l’un et l’autre sont soumis à la loi de l’évolution, s’expriment par une suite d’actes concrets qui seuls révèlent leur nature et leurs lois. À la catégorie de l’être, il faut, en psychologie comme en tout, substituer la catégorie du devenir[4]. La connaissance de l’homme abstrait est illusoire, c’est la connaissance d’un type possible, qui n’est réalisé dans aucun temps, dans aucun lieu : « plus on étudie l’histoire dans ses véri-

  1. Mélanges d’hist. et de voy., p. 395. Histoire de la Philologie classique dans l’antiquité. — Cf. Avenir de la science, p. 132 : « L’histoire, non pas curieuse, mais théorique, de l’esprit humain, telle est la philosophie du xixe siècle. »
  2. Mélanges d’hist. et de voyages, p. 416 (les Congrès philologiques). La même idée est exprimée dans les mêmes termes, Avenir de la science, p. 135.
  3. La mét. et son avenir. Fragments philosophiques, p. 292.
  4. « On a compris que l’humanité n’est pas une chose aussi simple qu’on le croyait d’abord, qu’elle se compose, comme la planète qui la porte, de débris de mondes disparus… L’homme doué de dix ou douze facultés que distingue le psychologue est une fiction ; dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus