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tables sources, plus on arrive à écarter toute formule générale et à se renfermer dans de pures considérations ethnographiques[1]. »

Il en est de la pensée comme de l’homme, il faut la saisir dans ses actes. Toute réalité est l’objet d’une science concrète. Où découvrir les notions qui sont comme le fond permanent et les formes nécessaires de la pensée, si ce n’est dans les œuvres mêmes de la pensée ? Quelle critique a priori vaudrait ici l’étude du langage ? « La variété des moyens par lesquels les races diverses ont résolu le problème du langage, et la souplesse avec laquelle elles ont tiré parti des mécanismes les moins ressemblants entre eux pour rendre les mêmes catégories sont le perpétuel objet de l’admiration des linguistes, et la meilleure preuve de l’unité psychologique de l’espèce humaine ou, pour mieux dire, du caractère nécessaire et absolu des notions fondamentales de l’esprit humain[2]. » Une histoire des héros serait la meilleure critique de la raison pratique. Partout et toujours il faut étudier les idées dans leur réalité concrète, dans leur vie et dans leur progrès.

Accordons que la méthode historique est celle qui donne le plus d’étendue et de précision à notre connaissance de l’homme et de l’esprit dont il est le plus haut représentant ici-bas : ne nous enferme-t-elle pas dans les limites étroites de la vie humaine ? Comment faire sortir de l’histoire une conception générale de l’univers ? Comment retrouver le monde et Dieu ? Les psychologues se donnent mille peines pour aller de la connaissance du moi à celle de Dieu, pour passer par des raisonnements d’une logique douteuse de l’idée du parfait à son existence : ici encore l’histoire se dégage des abstractions creuses. L’histoire des religions ne montre-t-elle pas Dieu présent à l’esprit de l’homme avec une autre clarté que la dialectique abstraite de nos philosophes ? Quel raisonnement vaut cette preuve de fait ? Quelle théodicée le parfum du divin que, des profondeurs de l’âme, comme de lointains rivages, nous apportent ces grands poèmes de l’infini ? Reste la nature, mais pour une philosophie qui, se défiant de toute abstraction, étroitement liée à la science des faits, ne sépare pas les idées du monde phénoménal où elles se réalisent, qui par suite voit tout dans le devenir, dans la

    ou moins fils de Dieu… Au lieu de prendre la nature humaine, comme la prenaient Th. Reid et Dugald Stewert, pour une révélation écrite d’un seul jet, pour une Bible inspirée, toute parfaite dès son premier jour, on en est venu à y voir des retouches et des additions successives. » (Fragments philosophiques, p. 265, 292.) Cf. Avenir de la science, p. 181-2.

  1. Mél. d’hist. et de voyages, p. 307 (Le désert et le Soudan, 1854).
  2. Hist. des Langues sémitiques, 4e édit., p. 421.