Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 38.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature humaine entrent dans le travail d’élaboration d’où résulte la vie sociale. Seulement, ce n’est pas eux qui la suscitent ni qui lui donnent sa force spéciale ; ils ne font que la rendre possible. Les représentations, les émotions, les tendances collectives n’ont pas pour causes génératrices certains états de la conscience des particuliers, mais les conditions où se trouve le corps social dans son ensemble. Sans doute, elles ne peuvent se réaliser que si les natures individuelles n’y sont pas réfractaires ; mais celles-ci ne sont que la matière indéterminée que le facteur social détermine et transforme. Leur contribution consiste exclusivement en états très généraux, en prédispositions vagues et, par suite, plastiques qui, par elles-mêmes, ne sauraient prendre les formes définies et complexes qui caractérisent les phénomènes sociaux, si d’autres agents n’intervenaient. Quel abîme, par exemple, entre les sentiments que l’homme éprouve en face de forces supérieures à la sienne et l’institution religieuse avec ses croyances, ses pratiques si multipliées et si compliquées, son organisation matérielle et morale ; entre les conditions psychiques de la sympathie que deux êtres de même sang éprouvent l’un pour l’autre[1], et cet ensemble touffu de règles juridiques et morales qui déterminent la structure de la famille, les rapports des personnes entre elles, des choses avec les personnes, etc. ! Nous avons vu que, même quand la société se réduit à une foule inorganisée, les sentiments collectifs qui s’y forment peuvent non seulement ne pas ressembler, mais être opposés à la moyenne des sentiments individuels. Combien l’écart doit être plus considérable encore quand la pression que subit l’individu est celle d’une société régulière où à l’action des contemporains, s’ajoute celle des générations antérieures et de la tradition ! Une explication purement psychologique des faits sociaux ne peut donc manquer de laisser échapper tout ce qu’ils ont de spécifique, c’est-à-dire de social.

Ce qui a masqué aux yeux de tant de sociologues l’insuffisance de cette méthode, c’est que, prenant l’effet pour la cause, il leur est arrivé très souvent d’assigner comme conditions déterminantes aux phénomènes sociaux certains états psychiques, relativement définis et spéciaux, mais qui, en fait, en sont la conséquence. C’est ainsi qu’on a considéré comme inné à l’homme un certain sentiment de religiosité, un certain minimum de jalousie sexuelle, de piété filiale, d’amour paternel, etc., et c’est par là que l’on a voulu expliquer la religion, le mariage, la famille. Mais l’histoire montre que

  1. Si tant qu’elle existe avant toute vie sociale. V. sur ce point Espinas, Sociétés animales, 474.