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fait l’effet d’un intrus. » X. ajoute que cette impression se reproduit sans cesse : elle y échappe un moment, en évoquant le souvenir qui l’explique. Puis le présent la ressaisit et l’impression renaît, pour être chassée à nouveau par les faits rappelés, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un équilibre s’établisse entre le présent senti et le passé évoqué.

Il y a ici antinomie entre le moi profond et le moi superficiel, entre le moi vrai, sincère qui s’épanouit dans la joie ou qui se noie dans le chagrin, et le moi conventionnel, qui joue son rôle, qui suit ses habitudes, qui remplit sa tâche quotidienne et se plie à ce qu’exigent les circonstances. Cette antinomie, tout le monde l’a sentie, mais X. l’éprouve sous la forme d’une impression poignante, d’un saisissement, comme d’un coup au cœur. Pour qu’elle se sente ainsi étrangère à elle-même, ce n’est pas assez qu’elle ait une préoccupation grave, une idée obsédante, il faut qu’elle traverse ce qu’elle appelle « une crise sentimentale ». L’impression d’étrangeté en face du présent vient de l’impossibilité de mettre d’accord le moi superficiel, léger, que la vie emporte, et le moi profond que tout son passé retient et enchaîne.

L’état qu’on vient de décrire n’a rien de rare. Chacun en trouvera d’analogues dans sa propre expérience. Pourtant, éprouver en face de choses inconnues l’impression de l’entièrement nouveau n’est, en un sens, ni moins étrange ni moins exceptionnel que d’éprouver celle du déjà vu. En effet, connaître, c’est proprement reconnaître.

« C’est comparer un souvenir à une sensation. Nous ne comprendrions pas ce qui n’aurait aucun analogue dans notre passé, ce qui n’éveillerait rien en nous. Platon avait raison de soutenir que connaître, c’était à moitié se souvenir, qu’il y a toujours en nous quelque chose qui correspond au savoir qu’on nous apporte du dehors. » (Guyau, Genèse de l’idée de temps, p. 21.) Il n’y a rien pour l’adulte d’absolument nouveau. Ce qui lui apparaît pour la première fois vient se ranger parmi des choses analogues dans un cadre d’avance tracé par l’esprit. L’être, parvenu à la réflexion, ou seulement capable d’organiser ses sensations, a perdu, si j’ose dire, la virginité intellectuelle, il n’a plus, il ne peut plus avoir ces sensations singulières, incomparables, uniques, qui sont l’enchantement de la vie naissante. L’imagination de Buffon s’efforce en vain de nous rendre l’émotion du premier homme jetant sur le monde un regard ébloui. Nous sommes exilés du Paradis terrestre, en ce sens que nous ne retrouverons jamais les impressions d’une âme vierge devant le spectacle des choses, quoique la raison nous persuade que ce spectacle ait dû en fait demeurer le même et soit toujours beau, comme