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au premier jour de la création[1]. C’est le désespoir des grands voluptueux, personnifiés en don Juan, de poursuivre des sensations inouïes, toujours insaisissables. Le génie des poètes ne va pas jusqu’à nous communiquer des émotions nouvelles ; tout au plus donne-t-il à nos sentiments une apparente jeunesse et fait-il que des choses anciennes nous « rient d’une fraîche nouvelleté ». Ainsi l’impression de l’absolument nouveau nous échappe.

Mais elle ne nous échappe pas toujours. Elle est rare et fugitive, cependant elle ne laisse pas d’apparaître parfois comme un éclair qui illuminerait soudain notre vie grise et monotone. Le seul fait qu’on s’obstine à la recherche de cette impression insaisissable et fuyante prouve qu’on l’a ressentie. Ignoti nulla cupido. Si l’on veut entièrement comprendre l’état décrit plus haut, il faut admettre avec Fouillée et Guyau, contrairement à la théorie de Kant, qu’on peut, du moins pour un moment, lequel je suppose aussi court qu’on voudra, sortir de la prison phénoménale du temps et de l’espace, et éprouver une sensation sans aucunement la situer. Il faut bien qu’il en soit ainsi ; car s’il était aussi impossible à la sensibilité d’échapper à ses formes qu’au corps de fuir son ombre, la théorie même de Kant n’aurait jamais pu être exposée ni comprise. Si la matière et la forme étaient vraiment pour l’esprit inséparables, comment l’esprit les aurait-il séparées, comment aurait-il posé les formes à priori de l’espace et du temps à part de la matière à laquelle ces formes s’appliquent, c’est-à-dire à part de la sensation ? Il est permis d’en appeler de Kant à lui-même. Ce qui demeure de l’Esthétique transcendantale, c’est cette vérité, soupçonnée avant Kant, mais pour la première fois formulée par lui avec une entière précision, que la sensation est déjà toute pénétrée d’intelligence. Kant lui-même nous invite à remonter, si possible, jusqu’à la sensation pure. Or nous disons que cette sensation serait intemporelle ; nous disons qu’elle l’a été à l’origine, et qu’elle peut encore accidentellement le redevenir. « On peut très bien concevoir qu’un animal eût des représentations sans aucune représentation du temps. Il pourrait avoir des affections de plaisir et de douleur uniquement présentes ; il pourrait se figurer tout sous forme d’étendue tangible ou visible, sans mémoire proprement dite, en vivant dans un présent continuel sans passé et sans

  1. Cf. Hugo : Légende des siècles. Le Sacre de la femme.

    Ineffable lever du premier rayon d’or !
    Du jour éclairant tout sans rien savoir encor !
    O matin des matins ! amour ! joie effrenée
    De commencer le temps, l’heure, le mois, l’année !
    Ouverture du monde ! Instant prodigieux !