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école quelque peu active ne saurait borner sa mission à faire éternellement le même livre sur la spiritualité de l’âme et l’existence de Dieu. »

La religion pour le peuple, le spiritualisme universitaire pour la bourgeoisie, c’était une solution puérile aux grands problèmes qui troublent la pensée contemporaine. Cette philosophie apprivoisée tournait dans une classe de collège, les sciences physiques et naturelles ouvraient le monde devant elles. On était las de l’éloquence, las de la philosophie de manuel, las des arguments oratoires qui réfutent une doctrine par ses conséquences et endorment l’esprit au murmure des périodes surannées. Comme Taine, Renan vit clairement qu’il était temps de revenir à la grande tradition, de relier la philosophie à la science, dont elle ne peut pas plus être séparée que la pensée de son objet, en tenant compte des conditions nouvelles qui sont faites au penseur par les progrès des sciences positives. Que le philosophe redevienne un pur savant, qu’il n’aime que la vérité, qu’il ne veuille qu’elle, qu’il ne lui demande d’autre récompense que celle de l’avoir cherchée.

Cette résolution de penser librement, ce n’est encore que la volonté d’être philosophe ; il reste d’aller vers la vérité et pour cela de choisir la voie qui doit mener vers elle. Du séminaire, Renan a emporté le sentiment du divin, une sorte d’ambition théologique. Le problème religieux reste pour lui le problème suprême en vue duquel tous les autres sont résolus, « c’est comme élément de la science philosophique que tout a son prix. et sa valeur[1]. » D’autre part, sa curiosité se plaît au spectacle des choses, il répugne à le simplifier, il aime par-dessus tout la recherche, l’érudition, les petites découvertes qui stimulent l’activité de l’esprit sans l’arrêter brusquement. Il conçoit la philosophie à l’image de son esprit mobile et vivant ; il la veut toujours ouverte, toujours en voie de se faire, n’emprisonnant à aucun moment la pensée dans un système clos de formules. « C’est pour n’avoir pas assez compris le côté progressif et vivant de la science que la philosophie universitaire a si vite dégénéré en quelque chose de vide où l’on est réduit à se taire ou à se répéter[2]. » Que Spinoza a eu raison de mourir à quarante ans ! Qu’aurait-il fait après l’Éthique ? La méthode déductive d’un Platon, d’un Hegel n’est pas le fait de Renan ; il y faut l’audace de poser d’abord ses principes et de s’y tenir ; l’indécision de son caractère, son esprit critique, son imagination reli-

  1. Mélanges d’hist. et de voyages, p. 418, art. de 1847.
  2. Essais de mor. et de critique, p. 81.