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gieuse, ses qualités comme ses défauts s’unissaient pour le détourner d’une philosophie abstraite, réduisant la diversité indéfinie des choses à un système de concepts enchaînés selon les règles d’une logique inflexible. « La raison seule ne crée pas la vérité[1]… La tentative de construire la théorie des choses par le jeu des formules vides de l’esprit est une prétention aussi vaine que celle du tisserand qui voudrait produire de la toile en faisant aller sa navette sans y mettre du fil[2]. » Toute philosophie abstraite est une scolastique, elle donne l’illusion d’une science détachée des phénomènes, sans vérification possible ; « elle refroidit le zèle pour les recherches originales, elle diminue le goût des faits qui seuls peuvent servir de fondement aux vues générales[3]. » Comme il faut se féliciter que la métaphysique soit condamnée à un perpétuel échec ! « Une science des sciences qui rendrait les autres inutiles serait le tombeau de l’esprit humain et aurait les mêmes conséquences qu’une révélation ; en nous donnant le dogme absolu, elle couperait court à tout mouvement de l’esprit, à toute recherche. L’ennui du ciel des scolastiques serait à peine comparable à celui des contemplateurs oisifs d’une vérité sans nuance qui n’ayant pas été trouvée par eux, ne serait pas aimée d’eux et à laquelle chacun n’aurait pas le droit de donner le cachet de son individualité[4]. »

L’artiste, autant que le savant, répugnait en Renan aux simplifications des philosophes pressés qui croient tenir le monde dans une poignée d’abstractions. De ses habitudes religieuses, il avait gardé le goût des cérémonies, des symboles ; il avait échangé l’Église contre l’univers ; varié à l’infini pour son plaisir les formes et comme les apparitions de Dieu ; il lui fallait l’idée visible, mêlée à la trame des faits, un nouveau drame sacré plus riche d’épisodes et d’un symbolisme plus raffiné. « Dans la nature et dans l’histoire je vois mieux le divin que dans les formules abstraites d’une théodicée artificielle et d’une ontologie sans rapports avec les faits. L’infini n’existe que quand il revêt une forme finie. Dieu ne se voit que dans ses incarnations[5]. » Gardons le sentiment du réel, au lieu de spéculer sur

  1. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 312).
  2. Essais de mor. et de critique, p. 82.
  3. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 278). Cf. Averroès, Avertissement, p. iv : « Toute scolastique est, selon l’expression de Nizolius, l’ennemie capitale de la vérité. Une logique et une métaphysique abstraites, croyant pouvoir se passer de la science, deviennent fatalement un obstacle au progrès de l’esprit humain, surtout quand une corporation se recrutant elle-même y trouve sa raison d’être et les érige en enseignement traditionnel. » Cf. p. 323
  4. La mét. et son avenir (Fragments philosophiques, p. 281)
  5. Ibid, p. 310.