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atteindre par l’expérience ; l’une ou l’autre hypothèse peut être adoptée indifféremment ; dans la pratique, on choisira celle qui conviendra le mieux, d’après l’état de la science, pour l’explication des phénomènes ; l’intuition, dans ce cas, ne prononce donc que subjectivement ; elle n’a pas de valeur objective.

Or, pour les postulats de la géométrie, la tendance actuelle semble être d’adopter une conclusion analogue : M. Poincaré, en particulier, incline très nettement dans ce sens, et il a soulevé une grave question en faisant remarquer que la vérification a posteriori du postulatum des parallèles, en la supposant pratiquement possible, n’en serait pas moins illusoire ; si en effet l’expérience nous faisait reconnaître un triangle dont la somme des angles fût plus petite que deux droits, suivant le système de Lobatchefski, nous n’en pourrions pas moins conserver la géométrie euclidienne, sauf à admettre que la lumière ne se meut pas en ligne droite. Inversement, en supposant que la somme des angles d’un triangle fût toujours donnée par la mesure comme égale à deux droits, nous n’en pourrions pas moins considérer comme vraie objectivement la géométrie de Lobatchefski, sous la condition de supposer que les rayons lumineux suivent, non pas des droites, mais des horicycles.

Le postulatum des parallèles n’aurait donc, lui aussi, qu’une valeur subjective ; la même conclusion doit-elle être étendue, sans exception, à tous les axiomes de la géométrie ? Une longue discussion serait nécessaire pour le prouver ; mais, par analogie, on est conduit à l’admettre.

La position que l’on prend ainsi est nettement distincte du scepticisme ; elle modifie, il est vrai, quelque peu la notion ordinaire de la vérité dans l’ordre des phénomènes. Mais, après tout, cette vérité ne consiste jamais que dans l’accord entre les diverses représentations d’un même phénomène ; nous maintenons que cet accord peut être obtenu d’une façon rigoureuse (que la science ne repose pas seulement sur les données empiriques) ; nous reconnaissons seulement (et c’est là le progrès) qu’il peut être réalisé par des voies différentes et de plusieurs manières distinctes. Nous sommes cependant conduits naturellement à choisir la voie la plus simple, et dans ce choix nous sommes guidés par l’intuition.

Une pareille doctrine de la connaissance s’accorde, peut-être encore plus aisément que celle de Kant, avec la théorie transcendantale de l’espace et aussi avec la conception des noumènes. Si en effet les phénomènes ne sont que la symbolisation subjective des noumènes, on conçoit aisément que cette symbolisation puisse, théoriquement au moins, s’effectuer de plusieurs façons différentes ; on comprend moins qu’elle ait, suivant la doctrine de Kant, une forme nécessaire unique, car il devrait s’ensuivre de là une condition transcendantale applicable à l’ordre des noumènes.

En résumé, l’idéalisme critique reste intact dans ses grandes lignes ;