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langue. Le public primitif s’attache moins au contenu qu’à la forme. La mesure et la quantité des syllabes l’intéressent plus que le sens des mots. Dans les Corroboris, on répète des mots qui n’ont pas de sens, pour varier et soutenir le rythme. De même chez les Mincopies. La poésie lyrique primitive a d’abord une importance musicale ; en second lieu, une signification poétique. — L’épopée est en prose chez les Australiens, les Mincopiea, les Boschimans. Les Esquimaux content en récitatifs rythmés. Mais comment distinguer une poésie épique d’une tradition historique ? La critique du document est difficile ici, et les documents sont rares. Les sujets se rapportent à la chasse, à ce qui intéresse la vie de la tribu. — Le drame passe pour la dernière forme de la poésie. Selon M. Gosse, il y a des raisons de penser qu’elle est la plus ancienne. Le conteur primitif mime son récit, le dramatise. Dans l’Amérique arctique et l’Australie, on a des récits à deux. Choris a raconté une pantomime chez les Aléoutiens, Lang une pantomime chez les Australiens.

Spencer estime, avec l’abbé Dubos, que la musique est une imitation plus caractéristique et développée de la parole qui exprime des sentiments. Schopenhauer, Gurney, pensent au contraire que la musique est quelque chose de particulier : le chêne, disent-ils, ne peut sortir que d’un gland. L’ethnologie donne encore tort à Spencer ; il n’a pas de bonheur avec M. Gosse. Les tribus primitives, en effet, ne sentent vraiment que le rythme ; l’harmonie, les intervalles, ne sont pas appréciés. Seuls, les Boschimans parviennent à répéter une mélodie, à imiter les sons exactement. Le rythme reste l’élément le plus développé, et cela se comprend, puisque les mélodies accompagnent toujours la danse ; la nature des instruments primitifs y aide aussi. Courtes et monotones sont ces mélodies. Le langage émotionnel, invoqué par Spencer, possède des intonations hautes et basses qui manquent à la musique primitive ; il manque du rythme qui les caractérise. — Mais comment l’homme est-il arrivé à la musique ? Darwin recourt à la sélection sexuelle. Or, les primitifs n’emploient jamais la musique à exprimer l’amour, et nos documents, trop rares sans doute, ne sont pas favorables à l’hypothèse du grand naturaliste. — L’échelle des sons se serait perfectionnée, selon Gurney, par l’expression des sentiments, et selon Tylor par l’emploi d’instruments nouveaux. Acceptons l’émotion de la musique pour originale, spécifique. Les primitifs n’y cherchent en somme que l’accentuation du rythme (Fechner) ; elle n’a pas d’influence particulière sur leur vie, et, d’une manière générale, la civilisation d’un peuple semble indépendante de sa musique.

Concluons avec M. Gosse. La plupart des ouvrages d’art, chez les primitifs, se rapportent a des buts pratiques, non moins, et souvent même plutôt, qu’au sentiment esthétique. Toutes les races humaines cherchent le même genre de satisfaction dans l’art, et les mêmes lois (l’ethnologie prouve ce que la philosophie présumait) en gouvernent donc le développement. L’activité artistique est aussi vieille que