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Le génie arabe aurait décliné, selon lui, avec l’Islamisme, et d’une façon générale, peut-être, le génie artistique avec tout régime organisateur des sociétés. Il est sévère, à l’excès, pour l’Islanisme ; il l’est aussi pour la vieille Égypte, pour la Bible, la littérature hindoue[1] et le moyen âge. Il accuse la férocité des cantiques hébreux, de la Chanson de Roland, et dénonce le patriotisme exclusif dans le passé. Le refrain de la Marseillaise nous devrait rendre indulgents pour les chants de guerre. Les sentiments violents qu’ils manifestent ont été, en somme, un des facteurs des collectivités humaines. Au point de vue des littératures, nous avons à rechercher, en tout cas, comment elles évoluent, et non pas précisément quelle est leur valeur eu égard à nos idées modernes. Il ne faut donc pas nous étonner que les Arabes. les Juifs. et d’autres encore, aient cru « qu’une image est une pensée, et toute comparaison une raison. » Qu’on reproche aux œuvres anciennes l’absence de pensées ou de moralité, ceci regarde surtout l’évolution intellectuelle, scientifique. Il nous suffit que ces œuvres en offrent des témoignages, et c’est à la relation des deux ordres de faits qu’il importe de s’attacher. Autre chose est le travail du critique, autre chose celui du naturaliste.

Ce qui reste vrai, c’est que toute oppression prolongée, d’où qu’elle vienne, tout régime d’autorité extrême, ont pour conséquence d’empêcher l’expansion du génie humain, dès qu’une race n’a pas, ou n’a plus, des réserves actives suffisamment énergiques. Mais cette constatation revient à dire que la littérature d’un peuple décline avec sa vitalité, et les causes de ce déclin ouvrent alors devant nous un problème autrement vaste. M. Letourneau l’aborde, pour conclure, en des pages excellentes.

« Actuellement, écrit-il, la littérature non seulement de la France, mais de l’Europe, ressemble à la société politique contemporaine ; elle s’est à peu près débarrassée du joug antique, mais ne sait pas du tout où elle va ; elle vit au jour le jour, en pleine anarchie… Ce serait une époque de décadence, si l’on ne sentait poindre un grand mouvement de transformation sociale et par suite littéraire. » Il constate que le roman réaliste se confine dans la photographie des laideurs, que les poètes en sont venus à écrire des vers « où le son est tout, où le sens n’est rien », et il ajoute : « Des aberrations analogues ont marqué toutes les époques de décadence littéraire, et, quand elles se généralisent, le mal est sans remède. Nous ne sommes pas encore si gravement atteints ; mais on peut se demander avec quelque inquiétude quel avenir littéraire est réservé aux pays civilisés à l’européenne ; car les maladies littéraires correspondent toujours à des perturbations… dans la santé du corps social. »

  1. À ce propos, citant un passage du Rig-Véda, p. 324, dit-il, d’y remplacer le mot esprit par le mot matière pour qu’il exprimât une idée scientifique. Je suis plus radical ici. Le mot changé, ce passage ne serait toujours que de la métaphysique.