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portance exceptionnelle de la danse au point de vue collectif ; l’origine, dans la pantomime ou danse mimée, du drame, qui serait ainsi une forme primitive, loin d’être apparu nécessairement après l’épopée, comme l’étude exclusive des classiques grecs avait pu le faire croire. Il a mis en lumière, aussi, la prédominance du rythme dans la musique et la poésie des sauvages, sans insister pourtant sur leur faible sentiment des intervalles musicaux, qui est presque nul parfois, selon l’enquête de M. Gosse.

Ces constatations ont une réelle valeur. Mais la loi qui a le plus de portée est certainement celle qui relie la destinée des littératures aux conditions de l’état social où elles se manifestent. Toute évolution sociale reste soumise, il est vrai, à un facteur premier que M. Letourneau ne pouvait omettre, le caractère ou le génie de la race. On remarquera toutefois que les résultats exposés plus haut sont également justifiés par l’étude des tribus appartenant à des races quelconques. Il est évident encore que la dépendance des littératures et du milieu doit être un fait constant. L’influence de la race porte donc sur la qualité de l’œuvre littéraire plutôt que sur l’évolution générale. Or, c’est la loi d’évolution qu’il nous faut. Cette loi, M. Letourneau ne me semble pas l’avoir formulée avec une précision suffisante, et le passage dont il parle, du clan communautaire, ou régime républicain, à un régime monarchique, comporte des difficultés, aussitôt qu’on veut mettre des faits réels sous ces mots-là. Il y faudrait une analyse plus rigoureuse. Ces réserves ne m’empêchent pas de reconnaître, je le déclare bien vite, la justesse de ses idées dans l’ensemble, et je n’aurai plus, tout à l’heure, qu’à louer.

Régime républicain, c’est un peu lâche. Combien autre est le clan, tel que le présente une horde australienne ou une tribu kabyle ! L’analogie des formes est un indice grossier, ou même menteur, des sentiments sociaux. J’en dirai autant du régime monarchique. Comment assimiler un roitelet africain à un Ramsès ou à un Mansour ? comparer de près l’empire assyrien à celui d’Élisabeth ou de Louis XIV ? Il est difficile aussi d’apprécier justement le caractère plus ou moins théocratique des aristocraties et des monarchies anciennes ou modernes. Des institutions que nous décorons du même nom ne répondent point à des états mentaux semblables, en dépit des répliques de l’histoire. La mentalité, cependant, importe ici plus que le reste, et je préférerais encore à cet indice « formel » le critérium économique — la production — accepté par M. Ernst Gosse, tout insuffisant qu’il serait quand nous dépassons les stages primitifs de l’humanité.

Préoccupé qu’il est d’un certain idéal politique, M. Letourneau incline à relever trop les essais informes du début, et du même coup à rabaisser les floraisons littéraires dont l’esprit ne répond pas à cet idéal. Je lui reprocherai même, en passant, de recevoir telles quelles certaines traductions qui me semblent bien suspectes et détonent à chaque ligne, les contes canaques, par exemple, rapportés par Mlle Louise Michel.