Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 38.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Maintenant s’il est vrai que la musique de Beethoven nous procure des images émotionnelles, autrement dit, nous fait songer à. des états d’âme, s’ensuit-il que les états intérieurs par nous imaginés soient précisément ceux dont l’auteur souhaitait de nous occuper l’imagination ? Nullement. Même qui soutiendrait que Beethoven avait toujours conscience de ce qu’il voulait exprimer par le moyen des sons, soutiendrait plus qu’un paradoxe. Aussi est-on prudent. Au lieu de dire que la musique exprime on dit ordinairement qu’elle suggère. En quoi l’on a raison. Alors s’il peut être parlé d’expression musicale, il n’est guère permis de hasarder des termes, tels que ceux-ci, par exemple : « langage musical », « pensée musicale » ?

Tel est notre humble avis. Tel n’est pas celui de M. Combarieu. Car non content d’affirmer qu’on pense en musique, M. Combarieu ne craint pas d’assimiler une phrase musicale à un véritable jugement (P. 165). Heureusement que M. Combarieu n’est pas un philosophe, ce qui nous permet de supposer, qu’en parlant ainsi, son but est uniquement de porter l’effroi dans le camp des amis de M. Hanslick. Je crains qu’il n’ait manqué son but et voici pourquoi.

D’abord il est inadmissible qu’un art reste pendant une longue période de son évolution à la recherche de son essence. Or si, de l’aveu même de M. Combarieu, la musique ne naît pas, mais devient expressive, c’est qu’essentiellement elle ne l’est point. De même si tout d’abord on a fait de la musique pour le plaisir de se charmer soi-même et de charmer autrui, c’est qu’essentiellement la musique est un art et non un langage.

Et chose curieuse, si l’on voulait chercher des arguments contre la thèse de M. Combarieu, c’est M. Combarieu lui-même qui, au besoin, fournirait les meilleurs. Comment s’y est-il pris pour démontrer ? Où a-t-il puisé ses exemples ? Chez les musiciens symphonistes ? Parfois. Le plus souvent il s’appuie sur des textes d’opéras. Et ce sont ces textes qu’il fait suivre des plus abondants commentaires.

Je me souviens de son commentaire de la Danse des Sylphes dans la Damnation de Faust : très ingénieuse cette glose. J’admets donc que la tenue du grave qui subsiste pendant la durée du morceau me représente le sommeil de Faust et, qui plus est, de Faust endormi au-dessous des Sylphes. Mais s’il me faut aller jusqu’à en conclure que la musique peut représenter les rapports de position dans l’espace des êtres ou des choses, je me demande vraiment de qui l’auteur se moque. Car si je ne savais pas que Faust dort, et que des Sylphes dansent au-dessus de lui, ce n’est pas la musique de Berlioz qui, à elle seule, eût suffi à me le faire découvrir. C’eût été pour M. Combarieu l’occasion d’écrire un chapitre inédit sur la musique pittoresque ou soi-disant telle. S’il croit l’avoir écrit, c’est que vraiment il ne se rend pas compte du vague de ses formules et de l’insuffisance de ses exemples. Ce n’était vraiment pas le cas de venir faire la leçon au maître dont les lecteurs de la Revue ont goûté les si fines études d’esthétique