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musicale, M. Charles Lévéque, dont les faits confirment l’assertion. « Nous avons dit et nous ne nous lasserons pas de redire qu’il n’y a pas dans l’orchestre un seul instrument dont le timbre soit exactement représentatif ou de la voix humaine ou d’un chant d’oiseau… » M. Combarieu invoque la Danse macabre de Saint-Saëns et les douze blanches qui, dit-il, n’ont « d’autre objet que d’imiter les douze coups de minuit ». Soit. M. Lévêque n’aurait guère de peine à rappeler à M. Combarieu qu’une harpe n’est pas une cloche, non plus qu’une clarinette (dans l’andante de la Pastorale) n’est un gosier de coucou.

Alors la musique n’imite pas ? Et il n’y a pas de musique pittoresque ? Je crois en effet que des termes comme ceux de pittoresque ou même d’imitatif ne sont propres qu’à égarer les amateurs d’esthétique. En revanche, je reconnais qu’il y a là un problème difficile à résoudre, parce que la position en est délicate. Je loue même M. Combarieu d’avoir commencé de réunir les éléments nécessaires à cette position et à cette solution. Encore est-il que la question n’a guère fait un pas, et cela malgré la peine prise par notre auteur pour en préparer et en achever la solution. L’espace nous fait défaut. Autrement ce nous eût été l’occasion de remplir, dans la mesure de nos forces, une des plus graves lacunes de l’esthétique musicale. On comprendra qu’à propos d’un compte rendu, nous hésitions à nous engager dans un « article » véritable.

J’arrive à la thèse capitale du livre, à savoir qu’il existe une pensée musicale et des jugements musicaux. Et j’ai vraiment honte de ne la pouvoir discuter. La vérité est que je ne la puis comprendre. Je ne sais pas ce que M. Combarieu entend par pensée musicale. Et je suis d’autant plus humilié de ne le point savoir, que si l’on prenait pour mesure de la valeur des arguments de M. Combarieu le nombre de pages que ces arguments remplissent, on serait bien près de les estimer sans réplique. Et si telle devait être l’opinion des musiciens non philosophes, peut-être n’en serions-nous que médiocrement surpris. Le terme de pensée musicale est en effet assez courant dans le vocabulaire. Et je n’y vois pas d’inconvénient. De même, si l’on appelle « penser en musique » ce que d’autres appellent inventer une mélodie, soit produire une succession sonore cohérente, et qui, en raison de sa cohérence, est jugée « avoir un sens », je ne m’y oppose pas non plus. Mais est-ce là ce que M. Combarieu veut dire ? Apparemment non. Car cela qu’il veut dire, il nous prévient obligeamment que nul avant lui ne l’a dit. Je souhaiterais ne me point méprendre sur ce qui, dans sa doctrine d’esthétique, passe à ses yeux pour intentionnellement original. Et pour éviter toute méprise, je vais transcrire :

« Prenez dans une des plus belles pages de Musset une phrase de trois ou quatre vers. Mettez-la en prose, en conservant les mêmes mots : il est certain que la pensée n’aura plus la même valeur et la même compréhension : il manquera quelque chose au sens » (p. 132).